Saturday, February 28, 2015

Bruits de fonds d'étables... (2)

...et autres brèves d'abreuvoirs


Des vertus de la Grande chélidoine.

Cette semaine, je "fais" la commune d'O., que je n'aime pas particulièrement, il faut bien le dire. J'espère que le délégué du G.D.S.* ne m'en voudra pas s'il tombe un jour sur ces colonnes (peu probable) et s'y reconnaît. Ça n'a rien à voir avec lui, au contraire: aimable, souriant et toujours prêt à détendre l'atmosphère avec un bon mot. La prophylaxie n'est pas vraiment une fête, mais il est patient et plein de bonne volonté. Et puis sa maman m'offre toujours le café avec des biscuits. Donc on rend à César... VoilàPour le reste: d'abord c'est à O., devant l'église précisément, qu'on m'a crevé un pneu de la Yaris il y a quelques années, pendant que je déjeunais au resto du coin. Je me gare, j'enlève ma combinaison et mes bottes, je vais manger.

Un cheval Pottok dont il sera question plus tard...
Quarante minutes et douze euros plus tard (café compris), je ressors et trouve mon pneu avant droit à plat, avec une belle entaille juste au-dessus de la jante: coup de couteau. Irréparable. Samedi 13h30, à moins de descendre à Bayonne, impossible de trouver un garage ouvert et j'ai toute la tournée de l'après-midi à faire... Je mets la galette et je m'y attelle. Deux heures plus tard, je suis chez le Maire, (dont les vaches sont particulièrement connes, soit dit en passant) à qui je raconte la mésaventure. Sa réponse est édifiante: "Ah ça, putain, ils devaient pas savoir que vous étiez le vétérinaire, sinon ils l'auraient pas fait! C'est pas des mauvais bougres par ici. Mais bon, mettez-vous à leur place, vous débarquez ici avec une voiture immatriculée HORS DU DÉPARTEMENT: c'est de la provocation! On n'a rien contre les vétérinaires, mais avec vos plaques de l'Ardèche ou de l'Ariège ou de je-ne-sais-où, vous l'avez un peu cherché aussi"... Passons, si je m'attarde sur ces gens qui sont nés quelque part, ça risque de déraper... Mais bon, je n'aime pas la tournée d'O. aussi pour d'autres raisons.
et une mystérieuse plante à fleurs jaunes. Quel suspens!
Il y a mes Alcooliques Anonymes, que j'appelle aussi mon Club des bras cassés: à quatre et avec des troupeaux somme toute modestes, ils arrivent à te bouleverser le planning d'une journée de travail même modérément chargée. Les motifs sont variés: il a fait froid hier ; il a mal au bras (cassé) ; les bêtes sont dehors ; il a pas envie ; il fait trop sec ; "vous voyez bien qu'elles sont en train de manger, c'est pas bon de les brusquer" ; il a un poil dans la main qui vient de pousser, là, juste à l'instant ; c'est l'heure d'aller faire l'écobuage ; on les avait pas avertis ; il pleut ; là ça tombe mal "parce que c'est la semaine où j'ai la garde de la fille donc ça serait mieux si vous pouviez repasser à l'heure des dessins animés, parce que là je peux vraiment pas" ; elles ont senti qu'il y avait quelque chose de bizarre, elles ont renversé une barrière et elles se sont barrées, c'est fou, non? ; pourtant ils avaient bien dit pas le mercredi matin ; il fait chaud ; il avait complètement oublié et il doit aller au kiné ; avec ce soleil, on allait pas les garder dedans ; "on va commencer par chez Dominique plutôt, on reviendra chez moi après" (Dominique qui habite à l'autre bout du village, dans un quartier qu'on doit faire plus tard, logiquement, en suivant l'ordre de la tournée qui n'a pas changé depuis 10 ans, soit dit en passant)... Voilà, ça c'est mon club des bras cassés. Ils se suivent d'une maison à l'autre "pour s'entraider" mais ils foutent rien, ils sentent le Ricard à dix heures du matin et ils restent plantés là à te regarder batailler mais y'en a pas un qui bougerait son c-- pour filer un coup de main! Il y a aussi tout un tas de gens pas aimables, bornés, de mauvaise foi, bordéliques ou jamais là. Il y a le classique qui tient la brebis n'importe comment, toute tordue et quand tu batailles un peu, te dit hilare: "alors? elle a pas de sang, ou quoi?". Il y a aussi ceux qui te reçoivent avec un:
- Ah c'est vous? Je vais vous dire, les bêtes vous aiment pas. Elles vous sentent avant même que vous arriviez. D'ailleurs moi aussi je déteste la prophylaxie. C'est la pire journée de l'année. Y'a rien que je déteste autant que ça. Je sais pas comment vous faites, moi ça me rend malade. Rien que de vous voir, ça me met de mauvaise humeur, tiens.
- D'accord, bonjour aussi! Ça va depuis l'an dernier?"

Le genre d'étable où on adore venir ramasser des coups de pied.
Et puis à O., il y a le vieux lunatique qui a ses bêtes dans une vieille borde sombre et sale en contrebas de la route qui monte au col de C. C'est plein de merde, jamais nettoyé, on patauge dans quarante centimètres d'une épaisse "boue" (euphémisme, vu que j'ai déjà utilisé le mot "merde" dans cette phrase). On n'y voit rien. On a à peine la place de se faufiler entre le cul des vaches et le mur: quand les coups de pied partent, c'est difficile d'être bien placé... Il y a des poules à l'air hagard, des brebis squelettiques, des vaches mal lunées, des veaux attachés par le cou à un anneau dans le mur, tellement haut qu'il leur permet à peine de se coucher, le tout entassé dans un espace à peine plus grand qu'une chambre de cité u. Pour de vrai! La preuve en images, ci-dessous. Celui-ci, il faut le faire prévenir par un ami ou un voisin ou quelque chose comme ça. Et il ne faut surtout pas le braquer. Il a ces jours (c'est comme ça qu'on dit). Mais il peut être enjoué, aussi. Et loquace. Justement, cette année, je suis bien tombé, il avait envie de parler... Il nous raconte donc que son cheval a des verrues sous la queue, que ça traîne depuis des mois et qu'elles sont énormes. Et pour qu'un propriétaire d'animal vous dise que ça évolue depuis longtemps et que c'est gros...
à ceux qui pensent que j'en rajoute ou que je raconte des salades: des fois, je n'exagère même pas!
En général quand ça a la taille d'un melon et que c'est en sang à force de frotter par terre, ils vous disent "oh, c'est étonnant, c'est apparu il y a quoi, une semaine? allez, deux au maximum". Alors s'il dit que c'est énorme et que ça traîne depuis un moment, c'est que son cheval est pratiquement né avec... Enfin, ça ne poserait pas vraiment problème s'il n'y avait que ça mais, "voyez-vous, ça l'empêche de saillir les juments"! Mon dieu, je ne veux pas imaginer la verrue en question...

- Vous n'avez pas une idée de ce qu'on peut y faire, Docteur?
- Euh, ben là, d'après ce que vous me dites, ça risque d'être dur à récupérer...
- J'ai commencé à mettre du xylophène, pour les volets: on m'avait dit que ça séchait bien les verrues et c'est vrai que ça marche! Vous en pensez quoi? Je continue?
- Attention de pas faire sécher pas le reste du cheval avec, quand même!
 - Oui, oui. Bon, sinon on m'a dit que ce qui marche bien, c'est de mettre un crapaud dans un bocal en verre et de lui pendre autour du cou. Vous l'avez déjà vu faire?
- Euh, non...
- Mon problème, c'est de trouver le crapaud. Je cherche depuis un moment, voyez-vous, je trouve pas.
- Essayez la Chélidoine, alors. C'est un remède des anciens et vous la trouverez plus facilement que le crapaud, elle ne bouge pas. C'est une plante de broussaille et de taillis, à petite fleurs jaunes. Chélidoine. Elle donne un latex amer qui guérit les verrues.
- Calédonie, vous dites? Et ça marche?
- Ché-li-doi-ne. Mais on l'appelle aussi Herbe aux verrues, doit bien y avoir une raison!
-Calédonie, d'accord. Je demanderai. Merci encore Docteur, bonne journée!
- C'est ça. Allez, agur.

Le reste de la tournée se passe sans histoires. Enfin, disons, sans histoires qui méritent d'être racontées. Quand même, grâce à celui-ci qui n'avait que trente brebis à la borde ("Ah bon? Il en faut cinquante? Les autres je les ai au col, dans un parc. Il faut y aller, ou bien? Sinonm vous n'avez qu'à faire la prise de sang sur celles qu'on vient de faire et vous changez les numéros. Qu'est ce qu'on s'en fout... Enfin, moi je dis ça, c'est pour vous. Ça irait plus vite en tout cas..." ) et avec le soutien du club des bras cassés, je finis avec le coucher du soleil, ce qui me permet de me rincer l’œil depuis le col avant de rentrer à la base retrouver Wallis. Merci les gars, à l'an prochain! **

L'avantage avec le Club des bras cassés d'O. c'est qu'on n'est jamais sous la douche ni devant la télé à cette heure-là...


* G.D.S. - groupement de défense sanitaire: associations départementales d'éleveurs qui "veillent au bon état sanitaire des troupeaux, étudiant les risques spécifiques à leur département et aux races du secteur et conseillant les éleveurs sur les conduites à tenir dans un but de prévention : vaccination, hygiène, conditions d'élevage..." (merci Wikipedia pour ce résumé concis). Dans certaines communes, ils nomment un délégué qui aide le vétérinaire sanitaire à organiser la tournée de prophylaxie, voire l'accompagne pour tailler le bout de gras dans la voiture et donner un coup de main souvent providentiel dans les élevages...


** pour aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les événements rapportés dans ce post sont tous authentiques: lieux, faits, personnes et conversations sont reproduits ici aussi fidèlement que ma mémoire l'a permis.


Tuesday, February 17, 2015

Bruits de fonds d'étables... (1)

...et autres brèves d'abreuvoirs



Des crues de la Nive et du chien du pont d'enfer.


Comme ça au moins, personne ne pourra dire qu'il n'était pas prévenu!
En descendant le long de la nationale direction Bayonne, à une vingtaine de minutes de Donibane-Garazi, il est difficile de rater le Pont d'Enfer, et son hôtel, que je soupçonne d'être abandonné depuis des années et n'ai en tout cas jamais vu ouvert. La légende raconte que les habitants de Bidarray avaient essayé en vain de rallier les deux berges, juste en amont du confluent de la Nive et du Bastan... Hélas, un lit profond, un fort débit et beaucoup de courant à la sortie d'étroits défilés rocheux avaient rendu la tâche impossible durant des années. De guère lasse, on raconte que les paysans des environs avaient renoncé, s'observant en chiens de faïence et jugeant que décidément, l'herbe était bien plus verte sur l'autre rive. Ce n'est pas difficile à croire aujourd'hui, quand on passe dans le pays en hiver: les cours d'eau sont gonflés par les pluies abondantes qui font fondre la neige des sommets et des prairies d'alpage d'Iraty, d'Ibañeta et d'Izpéguy. À plus forte raison ces dernières années, où les inondations ont cruellement marqué tant le paysage de la Basse-Navarre que l'actualité en Aquitaine. On a vu des troupeaux de vaches et même quelques tracteurs flotter dans le port de Biarritz. En traversant le pont Noblia en voiture (le pont neuf établi à une centaine de mètres en aval du pont d'enfer), on se surprend à retrouver la foi et on prie en silence pour qu'il tienne le coup. Le flot boueux qui charrie troncs, ribambelles de clôtures et autres morceaux de toits de hangars, vient s'écraser contre les piles du pont un mètre à peine sous le tablier. Quant aux berges, les jardins, granges et rez-de-chaussée des maisons attenantes sont sous les eaux jusqu'au bord de la petite route qui mène au bourg.


Le pont d'enfer, sur une carte postale d'antan...
Les gens du coin disent que les marées hautes du mois de mars, avec leurs gros coefficients, bloquent suffisamment l'Adour à son embouchure pour empêcher la Nive d'évacuer toute son eau, aggravant encore les inondations ici, à vingt ou vint-cinq kilomètres en amont. En tout cas, il est midi et je roule au pas de bergerie en bergerie, en espérant que la pluie aura cessé d'ici ce soir: plus critique que le pont Noblia, la nationale à hauteur d'Ossès est souvent barrée par les crues et le détour par Irrissary - s'il est possible - me prendra au bas mot une quarantaine de minutes supplémentaire. Tout ça pour dire qu'il n'est pas vraiment difficile d'imaginer le désespoir et la résignation des habitants du coin bataillant pendant des générations pour bâtir un pont à cet endroit!

La légende raconte que c'est finalement le Diable qui vint proposer son aide pour la construction: en échange du pont dont le nom évoquerait sa mémoire et son ouvrage, il demanda l'âme du premier qui le franchirait... Les villageois acceptèrent sans grand enthousiasme et sitôt le pont d'Enfer achevé, ils envoyèrent un chien sur la belle arche de pierre, l'appelant et l'invitant depuis la rive opposée.
Sans l'ombre d'un doute, le véritable chien du Pont d'Enfer, à Bidarray.
Le Diable furieux d'avoir été si facilement dupé par les Basques ingénieux prit ce qui lui revenait de droit mais laissa l'animal en vie et en proie à un tourment éternel. Ce chien, bien des siècles après, est toujours là au pied du pont d'Enfer, pour rappeler aux habitants de Bidarray comme aux touristes venus du Béarn ou de la côte que tout à un prix. Ce chien, le visiteur curieux pourra le rencontrer et avec un peu de courage s'accroupir pour le caresser: tous les midis, il reçoit les convives du restaurant Noblia en aboyant sur le perron. Il aimerait mordre mais n'en a plus la force, trop occupé qu'il est à soulager sa dermatite chronique et prurigineuse. À qui prend la peine de le regarder au fond des yeux, le doute n'est pas permis: le diable est là, qui rumine sa vengeance...


De la femme-cheval, Monsieur le maire et les gendarmes*.

Celui-ci, je l'a connu il y a quelques années. Un beau spécimen, il faut dire. La première fois, il fait peur. Un peu. Puis avec le temps, on se rend compte qu'il n'est pas méchant. On finit par le trouver attachant, par ressentir une espèce de tendresse confuse. Il habite seul au-dessus du village de M., quelques kilomètres après le bourg sur la vieille route qui monte vers les estives d'Irati. À flanc de colline en lisière de bois, au bout d'une piste sinueuse qui se termine au portail de sa ferme. Exposée plein nord, elle n'a aucun voisin immédiat et pas grand monde dans les environs. Il doit se sentir seul, des fois. Depuis la cour en pente qui sépare sa vieille maison de la petite bergerie rongée par l'humidité, on distingue nettement les exploitations de l'autre côté de la vallée: blanches et rayonnantes sur l'arrondi vert vif des prairies toutes gorgées de soleil. On ne peut s'empêcher de penser en serrant la main de ce vieux garçon soixantenaire, qui vit seul depuis la mort de sa mère, que les cartes ne se répartissent décidément pas de manière équitable.
"Ferme en bordure de bois, frais et ombragé, vue agréable, belles possibilités."
Entre celui qui a posé, il y a trois siècles, la première pierre de sa première borde plein sud sur le versant d'en face et l'arrière-grand-père de celui-là qui a construit là où il restait de la place: dans l'ombre glacée de la hêtraie, les chances de (sur)vivre et de prospérer dans l'abondance et la bonne humeur ne sont pas les mêmes... On se dit que les seules visites qu'il reçoit sont celles de la brume humide qui monte du ruisseau. Il doit se sentir seul, des fois. Mais bon, quand on est rendu là, la voiture garée et les mollets accueillis chaleureusement par les mignons petits crocs de son gentil labrit (c'est pas sa faute, Docteur. Il est gentil mais il déteste les vétérinaires, c'est plus fort que lui), après c'est comme au théâtre. Et faut s'accrocher, parce qu'à peine frappés les trois coups, ça démarre sur les chapeaux de roue:

- Bon bon, vous avez bien fait de venir aujourd'hui parce qu'hier, je ne pouvais pas. Ils ont du vous le dire. Oui, oui, oui, je faisais du bois et il faut pas plaisanter avec ça. D'ailleurs, les bêtes ne pouvaient pas non plus, hier. Vous seriez venu, vous n'auriez trouvé personne. Ça, vous ne seriez pas le premier. Bien bien bien. Ah! Tenez, regardez: c'est que je suis emmerdé, Docteur. J'ai le chien là, il m'a sailli une vache l'an dernier. J'ai tourné le dos cinq minutes et pan! Il l'a engrossée. Et vous auriez du voir le veau. Comme un gros lapin, mais sans les poils, qu'elle m'a fait. Avec de petites oreilles très en arrière. C'est terrible, ça. Je ne l'ai pas gardé. Non non! Pas de ça ici. Et depuis, elle reste vide. Rien à faire. Elle ne vaut rien, regardez là. Elle est maigre, oh la la! Enfin... On n'y peut rien, c'est comme ça. c'est difficile de ganger sa croûte, ah ça! Bon, tant que les Gendarmes ne l'apprennent pas. Toujours à chercher un prétexte pour venir ici. Et dans mon dos, en plus. Bon bon bon. Je ne vous ai jamais vu, vous êtes stagiaire? Non? Étudiant, alors? Remarquez, ça m'est égal, je préfère: ceux de la clinique, là, ils ne montent plus trop ici. Enfin, pas quand je suis à la maison, si vous voyez ce que je veux dire... Mais les gendarmes leur téléphonent quand je suis sorti. Et alors, c'est une autre histoire, hein! Vous m'avez compris... C'est pour ça que quand je pars au bois, je ne le dis à personne. Tenez, vous la voyez cette brebis? Qu'est-ce que vous en pensez, Docteur? Elle va en crever, ou quoi? Elle boit le lait des vaches, c'est du poison pour elle, non? Ils m'ont dit ça, oui. Qu'elles en crèvent si elles le boivent. Qu'est ce que vous en pensez: elle est foutue? Pourtant elle m'a fait l'agneau et tout... Autant que je la saigne. Au moins, ce sera pour les vautours. Pas question d'appeler l'équarrissage: ils sont de mèche avec les Gendarmes! C'est le Maire qui les avertit. Et je ne veux pas qu'ils me la bouffent, cette brebis. Ils seraient trop contents: il faut payer pour qu'ils l'emportent, et en plus ils la bouffent tous ensemble.Et ils boivent à ma santé après, vous pensez! Bon, on en a fait combien, là? Cinquante, non? Ah bon? Seulement quatorze? Et il faut en faire cinquante, vraiment? C'est obligatoire? Parce qu'elles sont saines vous savez... Enfin, si c'est la loi. Elles sont pas malades mes bêtes. Non, pas celle-là. On va la laisser. Elle m'a fait de la fièvre la semaine dernière, quand elle a avorté. Vous comprenez: ça risque de fausser vos analyses, là. Venez, on va faire sur une autre plutôt. C'est pareil de toutes façons, elles vont bien. Elles sont pas malades. Certaines sont un peu maigres, mais elles vont bien. C'est qu'on est pauvres, nous autres. Ah ça, j'ai vendu les agneaux vendredi, mais le Maire m'a pris tous les sous! C'est une fripouille, je vous dis. Le coquin, il sait quand je vends les agneaux. Et il va à la Poste le lendemain. Il fait un chèque et il imite ma signature, comme ça, il prend tous mes sous. Je le sais bien qu'il fait ça: j'ai vu les chèques... Alors c'est sûr, faut pas traîner: faut sortir les sous avant lui et les cacher à la maison. Avec quoi vous croyez qu'ils ont refait toutes les routes de la commune? Avec mes économies! Ah la la. Le Maire et les Huissiers, des sacrés fripouilles... Ça parle bien, ça passe dans le journal, mais alors il faut voir! Voilà, là: on va prendre celle-là. Elle m'en a fait deux cette année, c'est une bonne brebis. Qu'est ce qu'elle mange, par contre. Parce que la fougère, c'est bon pour pailler mais pas pour manger. Je n'ai pas le choix, y'a pas assez de foin en cette saison. C'est à cause de la femme-cheval. Quand elle descend de la montagne, au printemps, elle vient manger mon foin. Elle va tout droit à la grange et elle mange le foin. Je l'ai vue plusieurs fois en lisière du bois. Elle me connait, elle le sent. Elle reste là, à une distance. Elle me regarde. Moi je ne m'approche pas, ah ça, je suis pas con, Docteur! Je sais bien ce qu'elle veut, la femme-cheval. Mais on me la fait pas à moi! J'ai déjà assez d'ennuis avec les Huissiers et le Maire.
Et puis ça, c'est sans parler des vétérinaires. Ils viennent quand je suis sorti. Ils en profitent: ils se mettent tous à table et ils mangent mon fromage. Je le sais, je les ai vus souvent. Le chauve avec la moustache et l'autre là, comment il s'appelle? Mais si, vous savez... Une fois, j'étais sorti au bois. Je suis retourné sans faire de bruit, par derrière et j'ai bien vu par la fenêtre de la cuisine: les vétérinaires, le Maire et les Gendarmes! Ils étaient tous à table, en train de manger le fromage! Et ma bouteille de vin. Alors à moi, maintenant, on me la fait plus... Bon. On a fini là? Combien il en manque? Huit? Et c'est la peine, vraiment? Bon bon bon. Oh, c'est vous qui savez, Docteur. Nous autres on a pas fait d'études. On n'est pas allé à l'université. Enfin, on est pas dupes quand même! On sait bien comment ça fonctionne... Les politiques, c'est magouille et compagnie. On regarde la télé et ils en profitent pour piquer les sous. C'est pour ça qu'ils ont mis leur machin, là, l'antenne et tout ça. Ils nous piquent les sous quand on regarde la télé. Bon bon, on a le compte. Oh, si vous le dites alors, c'est bien. Il faut signer? Attention, parce que je ne paierai rien, je vous préviens! Vous faites ce que vous avez à faire mais je ne paierai pas, hein. Voilà. Les vétérinaires m'ont déjà pris bien assez. Bien bien bien. Merci, Docteur. Oui, c'est ça. Au revoir. Oui, oui. Ah ça, mais... Geldic! Couché! Asta pitois mais il est con, ce chien. Non, non. Il est pas méchant. Il vous aime pas, c'est tout...*

Tout compte fait: non, il ne doit pas se sentir seul.
D'ailleurs, il n'est pas seul.
Du tout. Jamais.



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* pour aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les événements rapportés dans ce post sont tous authentiques: lieux, faits, personnes et conversations sont reproduits ici aussi fidèlement que ma mémoire l'a permis. malheureusement, je n'ai pas de photos de la femme-cheval, du petit de la vache et du chien, de la brebis empoisonnée au lait de vache ni du banquet des Gendarmes et des vétérinaires, ça aurait aidé à digérer le tout...