(gorac, gorac, gorac...)
Ça y est, j'ai fait mon jeu de mot de la semaine. C'est bon, je peux cocher ça dans la liste. À la fois, il était temps, on est déjà samedi! Mais ne comptez pas vous en tirer à si bon compte. Il nous reste toujours - ou il nous manque encore - la piqûre de rappel dont je parlais déjà à notre arrivée à SJPP il y a deux mois. Et la case à besoin de sa croix comme la moule de son rocher. Bien, passons... Revenir en basse Navarre et y passer deux mois immergé dans la réalité du monde rural n'est pas anodin. Chaque année, le contexte économique, réglementaire et social est un peu plus dur pour les éleveurs. Chaque année, leurs conditions de vie et de travail sont un peu plus difficiles, pour ne pas dire révoltantes. Bien sûr, il y en a toujours pour vous dire qu'on vit bien au pays basque, qu'on ne peut pas se plaindre, que ça pourrait aller plus mal. Et c'est vrai: ça pourrait aller plus mal. D'ailleurs ça ira plus mal, sûrement. L'an prochain? Dans deux ans? Le modèle agricole en général et le modèle d'élevage en particulier, est de plus en plus in: -dustriel, -tensif, -tégré, -humain! La ferme qui comptait 100 ou 120 brebis à la fin des années 90 en compte 350 ou 400 aujourd'hui. La ferme qui avait quelques lapins, des poules et des cochons, n'en a souvent plus: c'est un truc de vieux, de nostalgiques. J'exagère un peu quand même, le cochon a encore de beaux jours devant lui...
comme dit un charcutier de Laruns: "ne faites pas aux truies ce que vous aimeriez confit" |
Avec ou sans basse-cour, il y en a qui sont tombés dans le piège de la production à tout prix, qui ont abandonné les brebis de race locale (Manech), rustiques et bien adaptées à la montagne, pour s'équiper en Lacaune: une usine à lait qui supporte mal l'extérieur et a besoin d'engloutir des quantités énormes pour produire correctement. Une première conséquence de tout ça, c'est que si on met plus de bêtes sur les mêmes surfaces agricoles, il devient difficile de les nourrir avec ce que produit chaque exploitation. Surtout en zone de moyenne montagne. L'univers est peut-être en expansion, mais les hectares ne se multiplient pas! Les zones de pacage et de parcours des bêtes sont limitées, les possibilités de produire du foin, de la paille et de l'ensilage le sont aussi. Les terres s'arrachent comme des petits pains. Les prix s'envolent: pour le foncier et pour le l'alimentation. Seuls les petits élevages s'en tirent à peu près, qui paillent avec de la fougère et dont les brebis rustiques peuvent sortir presque toute l'année et brouter ce qu'elles trouvent. L'alternative c'est d'acheter, de faire venir la paille, le foin, la luzerne, le grain, par camions entiers depuis le centre de la France voire l'Espagne, Navarra y Castilla. Le coût est élevé et soumis aux fluctuations d'un marché sur lequel les éleveurs n'ont aucun contrôle. Une deuxième conséquence, c'est évidemment que la pression infectieuse est énorme, car assez logiquement proportionnelle à la densité d'animaux. D'où une augmentation progressive des problèmes, des maladies, des traitements donc de la résistance aux traitements, et le cercle vicieux de l'intensif. Tout coûtant plus cher (sauf la production), les marges diminuent et le "seul moyen" de maintenir les revenus est d'augmenter la taille des cheptels.
Depuis les années 60 et la Révolution verte, on fait la promotion de la monoculture et de la spécialisation des agriculteurs. On vend le modèle de filières intégrées, d'exploitants agricoles chefs d'entreprises, de fermes modernes dans lesquelles il n'y a de place ni pour un couple de cochons, ni pour un potager, ni pour quelques poules. Il y a même des vétérinaires et des experts en épidémiologie pour aller dire que les cochons et les poules sont des incubateurs à Influenza virus et autres, qu'il est préférable de les écarter des ateliers d'élevage. Perte de la polyvalence et de l'auto-suffisance des paysans d'un côté, intensification de la production, intégration des filières, de la distribution, de la transformation de l'autre: l'agriculture est prise au piège d'un système qui lui a pris sa souveraineté et l'a aliénée. Comment un éleveur nourrit-il 600 brebis en moyenne montagne sans acheter des céréales? Comment un producteur écoule-t-il 10.000 tonnes de céréales sans un marché international qui spécule sur les cours de récoltes que l'on a pas encore semées? Comment ce même éleveur vend-il 500 agneaux de lait sevrés la même semaine sans les négociants en viande, la grande distribution et un marché international globalisé? Et en bout de chaîne, que faire de tous ces milliers de litres de lait (le tank est plein tous les deux jours), sans le camion de la laiterie, propriété des multinationales de l'agro-alimentaire qui fixent les prix et les règles du jeu? On a fabriqué des monstres qui aujourd'hui, font peur à leurs géniteurs. On peut aller un peu plus loin: pour des raisons "structurelles", l'agneau produit en Iparralde est acheté aux producteurs environ 2,50 euros du kilo, 2,30 les mauvais jours, 3 euros juste avant Noël. À prendre ou à laisser. Les négociants le revendront à des intermédiaires qui le revendront aux supermarchés et aux détaillants, qui le vendront à leur tour au client entre 16 et 25 euros le kilo. Autrement dit, la marge va aux intermédiaires et si le produit final est "cher", ce n'est pas faute d'essorer scrupuleusement les éleveurs... La chose se complique quand le petit supermarché de SJPP, qui joue la carte local à fond, avec des drapeaux basques dans tous les coins, propose dans ses gondoles un mois avant Pâques (et à grand renfort de publicité), du gigot d'agneau de Nouvelle-Zélande à 11 euros le kilo. Donc la région est saturée d'agneau de lait du pays, qu'on peine à écouler et qui se vend en Espagne ou en Italie, les éleveurs ne gagnent pas d'argent en le vendant parce que "la filière" les lui achète une misère, l'agneau local finit par être vendu cher au consommateur, tandis qu'on lui offre pour presque la moitié du prix un agneau produit aux antipodes, qui a navigué 20.000km en cargo dans des containers réfrigérés... Je suis sûr qu'un économiste pourrait m'expliquer pourquoi c'est mieux comme ça et pourquoi un marché globalisé est non seulement meilleur, mais aussi plus juste. Moi, ça me donne juste envie de sortir dans la rue et de cogner sur des gens. Pour qu'ils se rendent compte. Pour leur bien.
ce petit coin de nature est l'endroit idéal pour... un râlage. |
Le plus désespérant, c'est que chaque année (et chaque gouvernement) apporte sa nouvelle loi d'orientation, visant, je cite à "professionnaliser la filière", "améliorer les rendements", "maximiser les profits par une meilleure efficacité"... On connait le refrain. Ce printemps, on vous propose la PAC 2014/2020 sous-titre: "comment assurer une redistribution en faveur de l'élevage et de l'emploi". L'objectif est simple, il s'agit de "favoriser la structuration de la filière bovine", autrement dit, de réformer les primes bovines pour récompenser les bons éleveurs. C'est formidable ça, récompenser les bons éleveurs. La question bien sûr, est: qu'est ce qu'un bon éleveur? Or la réponse est troublante: un bon éleveur c'est d'abord un éleveur qui a plus de vaches. Toujours plus. Au moins dix vaches adultes. Le papi paysan et l'éleveur de brebis qui gardent trois vaches (ou huit) dans une vieille étable et leur donnent le foin récolté sur place, ils ne sont pas bons. Leur activité ne mérite pas un soutien de la PAC, parce qu'elle ne joue pas un rôle écologique, social et économique important. On va plutôt donner la prime à celui qui a beaucoup de vaches. Donc qui ne produit pas l'aliment ni la litière lui-même, qui doit l'acheter et la faire venir en camion. Mais aussi et surtout, à celui qui devra "gérer" des tonnes de mer... pardon, d'effluents. Beaucoup plus que ce que ses terres lui permettront d'épandre. Tonnes d'effluents qu'il devra manipuler avec des tracteurs, des pelleteuses, des remorques et des machines qui roulent au diesel. Tonnes d'effluents totalement disproportionnées par rapport aux hectares dont il dispose pour que le sol et les plantes les réutilisent. Parce qu'au bout du compte, la nature est ainsi faite qu'une vache qui broute sur un hectare de prairie, sans l'épuiser et sans mourir de faim, chie une quantité de bouse qui fertilise la prairie sans l'empoisonner ni sans l'appauvrir. Il est troublant de constater que cet équilibre subtil ne repose sur la science d'aucun agronome, d'aucun vétérinaire, d'aucun économiste bruxellois.
Mais ce serait trop facile: plus de vaches pour plus de sous. L'équation a un petit goût de déjà vu. Travailler plus pour gagner plus. Pour une réforme de la PAC présentée par la Gauche, ça ferait presque grincer des dents. Heureusement, ça ne s'arrête pas là: il faut non seulement avoir plus de vaches (au moins dix adultes, donc une douzaine ou une quinzaine en tout, en comptant les génisses et les jeunes bovins, ce qui signifie un bâtiment dédié, plus de moyens pour leur distribuer la nourriture, pour les pailler, pour sortir la mer... etc.) mais il faut aussi qu'elles aient une "bonne" prolificité. Qu'est ce que ça veut dire? Tout simplement qu'il faut s'assurer qu'elles feront au moins 0,8 veau par an. On croirait le discours d'un commercial. Si la vache ne fait pas péter son objectif veau pour la saison et que sa prolificité tombe au-dessous du seuil établi par sa hiérarchie, adieu le bonus! De quoi motiver notre "bon" éleveur à optimiser la reproduction de ses vaches: échographies, diagnostic de gestation, traitement hormonal, insémination, alimentation poussée... Pas le temps de les sortir au pré, pas le temps de monter en estive, pas le temps de détecter les chaleurs en les observant ou en mettant un taureau. De toutes façons, avec plus de vaches, on a moins de temps pour s'en occuper, c'est mathémagique. Le "bon" éleveur est pressé: il doit atteindre son objectif. Du coup, il rationalise, il professionnalise, il optimise et il... pousse. Tout ça, évidemment, lui coûte beaucoup plus cher que de simplement élever des vaches, comme au bon vieux temps. Mais ça se justifie, puisqu'il fera des économies d'échelle et recevra des subventions. Le bon éleveur, c'est donc un éleveur, pardon, un "chef d'entreprise du secteur agricole", qui produit au-delà de sa capacité, au-delà du rendement naturel des bêtes, qui dépend en amont et en aval de "la filière" et qui est à la merci des vendeurs d'aliment, des vendeurs de pétrole, des vendeurs de machines et de la spéculation. Alors effectivement, perdu dans ce cycle de dépendances, il produit à perte. Nourrir ses vaches avec tous ses tracteurs et tous ses camions pleins d'aliment et toutes ses fosses pleines de merde, ça coûte plus cher que ce que lui rapporteront les veaux, si on veut bien les lui acheter.. Mais surtout, ça fait les choux gras de son banquier qui lui a fait un prêt pour chaque machine et chaque bâtiment et qui vit confortablement de la rente des intérêts. Eux-mêmes payés grâce à la subvention européenne reçue par l'éleveur pour le récompenser d'être un "bon" éleveur. Un vaillant fantassin de la Révolution verte. Un homme et ses machines pour exploiter 200 hectares ou 200 têtes de bétail. Un homme par village. Un homme qui ne possède ni la terre, ni le capital, ni les bêtes, ni les machines. Un homme qui est aussi pauvre qu'un banquier ou un politicien, qui ne possèdent ni l'argent qu'ils nous prêtent ni les discours qu'il nous servent. Un homme, surtout, qui prend sa voiture et fait 50km tous les soirs après le travail pour rentrer chez lui, parce qu'il est seul sur ses 200 hectares et avec ses 200 têtes de bétail. Parce qu'il n'a plus de voisins. Parce qu'il n'y a plus de village. Parce que le village a besoin pour exister de 20 familles de paysans pour justifier son école municipale, son bureau de Poste, sa boulangerie et son café. Parce que 20 familles de paysans ne peuvent faire vivre 200 hectares et 200 têtes de bétail qu'à condition de se les partager: de faire paître chacune 10 vaches sur 10 hectares. Et d'avoir chacune des prairies et des céréales, et un potager, deux cochons, des lapins et des poules. Ces 20 familles, non seulement vivraient de la terre mais pourraient aussi nourrir ceux qui au village seraient par exemple: boulangère, maître d'école, postière, infirmier ou épicier. Dans ce modèle, on pourrait même se payer le luxe d'avoir un vétérinaire quatre ou cinq villages, au lieu d'un contrôleur sanitaire connecté aux 200 vaches par internet depuis un bureau. Un technicien de la Chambre d'agriculture de l'Ariège nous le disait l'autre jour: "le modèle aujourd'hui pour un céréalier en Ariège (en Ariège, pas dans la Beauce!!!), c'est trois ou quatre cents hectares achetés par un gars qui a du pognon à investir, travaillés par un salarié sur un tracteur (à 300.000 euros). Et le salarié, avec ses trois ou quatre cents hectares et son tracteur (à 300.00 euros), il tire un smic à la fin du mois, pas un centime de plus. La question n'est pas de savoir si je suis d'accord ou pas avec ce modèle. La question c'est qu'aujourd'hui, le modèle c'est ça. Point."
Mais ce qui me met le plus en colère dans tout ça, c'est encore le cynisme des politiques et des décideurs, qui vont prendre leur bain de foule et serrer des mains chaque hiver au Salon. Parce que les politiques et les décideurs, qui ont consacré les 40 dernières années à tuer les paysans et à fabriquer des entrepreneurs avec leur Révolution verte, leurs rendements et leurs OGM, ce sont les mêmes qui décrètent la bouche en coeur que 2014 sera l'Année Internationale de l'Agriculture Familiale:
Et ce n'est pas une blague, puisque c'est la FAO (donc l'ONU) qui le clame haut et fort en plein de langues. Quelle hypocrisie! À tous les pays "du Sud" (nouvel euphémisme à la monde) dont on a détruit le sol, la forêt primaire, la culture et le système sociétal pour en exploiter les ressources et y imposer des mono-cultures destinées à l'exportation, à tous ces pays donc, on propose avec un sourire paternaliste notre aide au développement centrée sur l'agriculture familiale. Un enfant africain et son zébu! Démagogie dégueulasse. Aux éleveurs français, on propose d'augmenter encore le rendement de leurs exploitations en y mettant plus de vaches sur moins d'hectares. On les incite à planter du maïs transgénique pour en faire du bio-éthanol, au lieu de nourrir leurs bêtes et leur communauté. Et on leur agite sous le nez l'Année Internationale de l'Agriculture Familiale.
S'il y avait un impôt sur le cynisme, je vous dis que la dette publique...