Wednesday, March 11, 2015

Bruits de fonds d'étables... (3)

...et autres brèves d'abreuvoirs


Sauf vot' respect monsieur Aufray!*

Depuis deux jours au cabinet, on ne parle que de toi. Chacun y va de sa petite histoire, évoque quelque épisode sinistre ou égrène la liste des affections psychiatriques dont tu souffres. Comme la fois où tu as chassé B. avec une fourche. Comme le regard dégoûtant que tu poses sur les ASV chaque fois que tu viens au cabinet. Ou comme tes voisins, qui ont préféré calfeutrer les fenêtres qui donnent sur ta maison. Mais la plus terrible, c'est celle que m'ont racontée P. et Z. hier. La fois où D., appelé en urgence pour un vêlage difficile, est entré dans l'étable et y a trouvé ton chien en train de rejouer la scène finale du Meilleur des mondes: il se balançait doucement au milieu de l'allée centrale, pendu à une poutre. "Oui mais, - lui aurais-tu alors expliqué comme une réponse à la question qu'il avait préféré ne pas poser - je lui ai pourtant dit cent fois qu'on ne mord pas le jarret des vaches!"

"- Meuh non, c'est pas vrai'! - Meuh si, tout l'monde en parle, j'te dis!"
K. m'a même précisé que si on m'envoie chez toi, c'est parce qu'on ne peut raisonnablement pas laisser A. (elle aussi embauchée pour la prophylaxie sanitaire) se présenter chez toi seule. Avec les femmes, ça se passe déjà mal au cabinet, on ne va pas t'en livrer une à domicile! Tu risquerais de le prendre comme un défi. En tout cas, tous sont tombés d'accord: si ça tourne mal, il faut filer en vitesse. Ne pas répondre, ne pas envenimer les choses. Ils ont acquiescé en silence puis baissé la tête. Avec un peu de chance, tu seras simplement mal luné, tu m'insulteras depuis la fenêtre de la cuisine et refuseras de m'ouvrir. Au fond ce serait un moindre mal... et à nouveau les hochements de tête et le silence gêné, regards au sol.

Et le grand jour arrive. La matinée se passe bien, chargée mais sans histoires. Je monte déjeuner au restaurant du col de G., réputé pour son calme et sa vue imprenable sur le bourg de B. et toute la vallée. En fait de calme, un autocar de jeunes retraités en goguette occupe une bonne moitié de l'immense salle à manger. Ils en sont au dessert, n'ont visiblement pas bu que de l'eau, chantent en canon des traditionnels pyrénéens et encouragent ceux qui dansent déjà entre les tables une espèce de tarentelle à la sauce béarnaise. Pour la vue, je repasserai: la brume épaisse tombée avant midi nous enveloppe comme pour cacher ce sein que l'on ne saurait voir. Je mange avec appétit un croque-monsieur basque (un bon kilo de pain de campagne épais, fromage de brebis AOP fondu et jambon du Kintoa poêlé) servi sur un lit de salade, pomme et raisins secs. Je n'ai déjà plus faim. On me sert alors quatre truitelles de la Nive farinées, grillées et arrosées d'une sauce à la crème et amandes effilées, accompagnées de croquettes de pomme de terre et purée de carotte. Je leur fais honneur en finissant soigneusement mon assiette. Je suis prêt à exploser. Puis vient le plateau de fromages et sa confiture de cerises. Et le dessert du jour: tiramisu mangue-ananas. D'accord, je connais les portions du coin, mais je commence à soupçonner que n'est pas le menu du jour à douze euros cinquante. C'est peut-être, je pense avec émotion, un special treat des vétos au cas où ce serait mon dernier repas... Je demande un café et l'addition à contre-cœur. J'ai rendez-vous chez toi à quatorze heures, quinze heures viennent de sonner là en-bas, sur terre, dans la brume. Je n'arrive pas à décoller.

Retour sur terre après une courte pause au ciel...
Je décide finalement de faire une autre maison avant la tienne, sous prétexte qu'elle est sur ma route et que comme ça, je n'aurai pas à y retourner après. Il s'agit d'un petit troupeau d'une quinzaine de vaches: prises de sang et traitement anti-parasitaire. J'apprécie comme jamais l'indolence bonhomme de l'éleveur et le remercie en silence à chaque vache qu'il attache maladroitement avec son méchant bout de corde, s'y reprenant à deux fois, sans se presser. Et sans succès. Je savoure comme une dernière cigarette le sursis de ses gestes lents et, il faut le dire, maladroits. Chaque fois que son lasso improvisé agrippe une corne, la vache secoue la tête doucement et se libère. D'habitude, ce petit jeu me fait enrager. Aujourd'hui, il m'émerveille. J'y vois un moment de complicité entre l'homme et l'animal. Mieux, un exemple troublant de co-évolution, chacun des ces organismes symbiotes ayant développé au fil des générations astuces et adaptations pour tirer le meilleur profit de l'interaction - de l'autre, pour être moins politiquement correct. Une heure pour une visite qui aurait pu nous prendre vingt minutes: en temps normal, j'aurais eu la sensation de perdre mon temps. Aujourd'hui, je sens que je l'ai gagné et le savoure à petites bouffées, soufflant mentalement dans l'air de l'étable de petits ronds de fumée bleue. Plus haut dans le ciel, un aigle me donne l'heure... Lieeek!**

Il est environ seize heures quand je gare finalement la voiture devant chez toi. La bande-son de ce moment s'impose d'elle même: "Avec ce retard là, tu ne m'ouvriras pas - chante Thomas Fersen dans les transports en commun - autant faire demi-tour, et remettre l'amour". Je klaxonne déjà soulagé: tu vas me crier d'aller me faire voir, ce que je ferai avec un plaisir non dissimulé. Et là, tu apparais. Grand et mince dans ta combinaison vert anglais, le casque argenté et la fière moustache de Gaulois flottant au-dessus d'une ébauche de sourire. Hughes! Surgissant du passé, il était revenu. Ô l'oiseau, ô dis, emmène-moi, comme avant, dans mes rêves d'enfant... (Merci Barbara pour cet intermède intemporel). La ressemblance est troublante. Barbara s'efface. Thomas Fersen l'a précédée en coulisses alors que tu montais sur scène aux premiers accords de Santiano.

Puisqu'on est dans la chanson française éternelle: C'est la danse...
S'ensuit une conversation inattendue:
- Vous êtes le vétérinaire? 
- Oui, dis-je en m'excusant déjà de n'être pas plus loin (Jacques Brel, sors de ce corps!)
- Dios! Je ne suis pas prêt. Je ne vous attendais pas si tôt!
Grglk... (gargouillis inintelligible mais à l'unisson des truitelles, du croque-monsieur et du tiramisu)
- Vous ne pouvez pas aller faire le voisin et revenir dans un moment? Je dois les attacher.
- À vrai dire, vous êtes le dernier de la journée. Et je m'empresse d'ajouter: si ça ne vous convient pas, on reviendra un autre jour!
- Non non non, puisque vous êtes là, on va le faire. Ah la la. Je suis confus docteur, je vais vous demander de patienter.
- Bien sûr, bien sûr, aucun problème, prenez votre temps, je vais m'asseoir là (à te regarder, laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien... euh non!)

En Brel, euh, en bref: tu me dis que tu n'en as pas pour très longtemps: vingt ou vingt-cinq minutes tout au plus (!!!) et que tu m'avertiras dès que tout sera prêt. Après quoi, tu entrouvres la porte coulissante en tôle de l'étable, disparais à l'intérieur et la refermes derrière toi. Au bout de quelques secondes, un concert de mugissements et de coups sourds éclate, s'amplifie et se propage dans le bâtiment comme un frisson.



Dieu! la voix sépulcrale, des Djinns! ...quel bruit ils font.
Fuyons sou la spirale, de l'escalier profond.
Déjà s'éteint ma lampe, et l'ombre de la rampe
Qui le long du mur rampe, monte jusqu'au plafond.
(Victor Hugo, les Djinns, in Les Orientales, 1858.)


Puis il s'éteint comme qu'il a démarré: l'essaim est passé. Je m'éloigne du portail, un subtil réseau de ficelle  tressée de nylon bleu (celle qui lie les balles de paille et que les paysans utilisent pour mille autres trucs du quotidien) et je vais préparer mes affaires. Puis je m'assieds sur le muret à côté de ta voiture pour écrire un texto d'adieu à Wallis. Je me demande si ton portail est plus efficace pour interdire l'entrée aux voleurs ou la sortie aux vaches. Et réalise alors avec effroi que c'est justement son caractère éthéré, intangible, qui le rend dissuasif. Un individu sain d'esprit n'aurait jamais pu le concevoir. C'est donc l'oeuvre d'un déséquilibré. La fenêtre avant de ta Renault express est ouverte, la clé est sur le contact. Bien sûr: tout le monde te connaît, personne ne serait assez fou ici pour te la voler. Les minutes passent trop lentement. Je vais uriner contre la clôture de tes voisins en observant les nuages. Je regarde l'heure: seize heures trente. Dans le ciel, l'aigle se fout de moi. Je passe à nouveau en revue l'intérieur de ta voiture et remarque alors la séparation entre les sièges et la caisse: au lieu des barres ou du grillage habituels, il y a une - comment dire? - une espèce de toile d'araignée tissée en bouts de ficelle bleue noués entre eux. Un filet aux mailles grossières et irrégulières, délicat et d'aspect fragile. Si on ne m'avait pas raconté toutes ces histoires, j'aurais imaginé qu'un enfant l'avait fait pour s'amuser et qu'ému, tu l'avais laissé là. Il se dégage pourtant de ce gigantesque dream-catcher de nylon quelque chose de terriblement dérangeant.

Ce week-end, à la fête à L'hortet, c'est 'Adrénaline' qui mène le bal! Ouais! 
Enfin, la porte de l'étable s'ouvre en grinçant et tu m'invites à entrer en t'excusant à nouveau pour le délai. Le spectacle qui m'attend à l'intérieur le valait bien! Les vaches sont là (en vie!), bien alignées côte à côte. Mais en plus de la sangle habituelle qui les prend à l'encolure, ce sont des dizaines de bouts de ficelle bleue, noués ensemble bout à bout et entrecroisés, qui lient entre eux pattes, cornes et mufles. Le même acharnement patient et laborieux, le même aspect en toile d'araignée que dans ta voiture, pour un résultat d'une autre envergure. On dirait une nature morte macabre sortie tout droit du Silence des agneaux. Ou l'installation d'arbres magiques de Seven. Franchement, si tu voulais me faire flipper, c'est réussi! C'est une caméra cachée, je me dis. Ils doivent tous bien se marrer au cabinet, en voyant ma tête. En tout cas, l'installation joue son rôle à la perfection: les vaches sont calmes et ne bronchent pas quand je les pique. Peut-être ont-elles retenu la leçon du chien? Tu m'aides de ton mieux, me donnes les numéros des boucles, proposes de tenir un peu mieux telle ou telle bête qui est "coquine". En un mot, tu es aimable et mieux luné que la plupart des autres éleveurs. Tu m'accompagnes ensuite derrière le bâtiment, où quelques autres vaches sont attachées et attendent leur tour. C'est seulement quand je m'aperçois que j'ai laissé les papiers sur une boule de foin dans l'étable et fais mine d'aller les chercher que tu perds le contrôle l'espace d'un instant et pars en courant devant moi, pour les ramasser et me les tendre avec un rictus inquiétant. Tu ne veux pas que j'aille seul à l'étable... pour mon bien, sans doute? Une fois le travail terminé, je te fais signer les papiers, te remercie pour ta collaboration et serre la main que tu me tends avec un grand sourire. Je monte dans la voiture et file tout au droit au cabinet prendre une douche chaude et un verre de vin (bien mérité) en guise d'apéritif le temps de finir la paperasseJe dors plutôt mal cette nuit-là (comme les suivantes d'ailleurs), hanté par l'image de ton installation éphémère pour bovins et bouts de ficelle. Je fais des rêves confus d'animaux mutilés et de rituels barbares, dans lesquels tu apparais sourire aux lèvres et moustache au vent. 

C'est une maison bl(ême), adossée à la colline, on y vient à pied, on ne fra...
Le lendemain midi en rentrant à la clinique, je suis reçu par B. qui me demande hilare comment s'est passée notre rencontre de la veille. Quand je lui réponds que ça a été, il me dit que tu es venu au cabinet ce matin en demandant à me voir. Après m'avoir fait mijoter un moment, il me tend une enveloppe. Dedans, ton message: cette phrase écrite sur un post-it "encore désolé docteur, en vous remerciant pour votre patience" et un billet de dix euros. Je me demande encore ce qui s'est passé.



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* pour aussi choquant que cela puisse paraître, les événements rapportés dans ce post sont malheureusement authentiques: lieux, faits, personnes et conversations sont reproduits ici aussi fidèlement que possible. Non, ce n'est pas arrivé dans le Minnesota en 2006. Comme vous le comprendrez, les circonstances ne nous ont pas permis de prendre de photos (qui en auraient traumatisé plus d'un, d'ailleurs).

** toute allusion ironique à un best-seller d'Eckhard Tolle est fortuite et indépendante de notre volonté. Remarque: la traduction française de la réponse de l'aigle à la question "Quelle heure est-il?" donerait quelque chose comme "Il est Maintenant".


2 comments :

  1. Je suis totalement accro!
    Il me faut plus d'histoires... ainsi narrées j'en prends un grand plaisir!

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    1. merci Guillem! pour d'autres aventures basques, il faudra attendre l'hiver prochain... mais il y a plein de surprises en route et au programme. by the way, un(t)raveling attend toujours votre collaboration à ses colonnes... ;)

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