Ce week-end, les parents de Futuna déménageaient dans leur nouvelle maison, qui a été en travaux pendant quelques (longs) mois. On y avait déjà fait quelques séjours intensifs pendant l'été, à bricoler et à filer des coups de main sporadiques, pour préparer et installer, entre autres, des étagères pour les placards en placo-plâtre de l'atelier et des chambres. L'une d'entre elles - grande et exposée plein sud - a été construite juste sur l'emplacement (comme dans un mauvais film d'horreur: d'un ancien cimetière indien? Mais nooooon...) de l'ancienne entrée et de l'anciennce cuisine. L'architecte a en effet su faire preuve d'une imagination et d'une créativité hors du commun. Enfin, pour établir le devis de ses prestations, hein, parce que pour ce qui est des idées de réaménagement du petit pavillon années 50, ce sont plutôt eux, les géniteurs fantaisistes et sautillants, qui les ont eues... Passons. Cette chambre a désormais une porte-fenêtre donnant sur l'extérieur et, en vis-à-vis, un beau mur très lumineux qui ne demandait qu'à être peint, mais pour lequel il fallait encore choisir une couleur. Or le papa de Futuna, F., est un grand fan de Mark Rothko et de ses toiles, qui provoquent chez lui une fascination hypnotique proche de l'extase.
Wallis a donc eu la brillante idée de lui offrir, comme cadeau d'installation, une petite reproduction d'un "yellow and red", acquise chez Verkerke* à Barcelone.... avec en prime, la promesse de lui en peindre une, à grande échelle, sur le mur de la chambre en question! L'idée les a enchantés (tous les deux) et ils se sont donc engagés à nous fournir pinceaux, rouleaux et couleurs, pourvu qu'on fasse le boulot avant le premier novembre, date estimée de leur entrée dans la nouvelle maison. On comprendra leur enthousiasme: tant qu'à avoir un Rothko à domicile, autant qu'il fasse environ 9 m2 (2,50m x 3,50m), surtout s'il ne coûte pas 90.000 euros. Les joies et avantages du
helpx, en somme... Ha ha ha! De notre côté, on avait ça à l'esprit, on en parlait souvent en buvant le café, on s'est pas mal documentés sur la vie, l'oeuvre et surtout la technique du bonhomme, mais on ne s'est pas vraiment inquiétés jusqu'à la semaine dernière et le coup de fil des parents "vous pouvez venir jeudi pour nous aider avec le déménagement? et puis, tant que vous y êtes prévoyez le week-end, comme ça vous peindrez le mur de la chambre, on a tout acheté, c'est prêt, ça n'attend plus que vous!" Oh oh... (comme disait Dustin Hofmann dans
un des films qui ont marqué notre enfance: élevé dans les années 80 un jour, élevé dans les années 80 toujours!). Difficile d'y échapper dans ces conditions, il a fallu y aller et se jeter à l'eau...
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premiers pas sur les traces du maître: bordure supérieure au pigment ocre ; détail de la ligne ; première couche de jaune "préparé". |
Du coup on a, dans l'ordre:
- envisagé de faire des essais sur du carton ou de l'isorel: mais on n'avait plus le temps ;
- relu des articles sur l'utilisation que faisait Rothko du pigment: Il l'appliquait sur la toile en sous-couche avec de la colle avant de commencer à peindre, créant à travers la peinture cette caractéristique sensation de lumière émergeant de la toile ;
- mis dans notre valise de vieux habits: je ne sais pas dans quelle tenue Il peignait, mais bon ;
- fait halte chez M. Bricolage pour acheter du pigment ocre "spécial construction": une poudre fine qui ressemble à s'y méprendre à de la cannelle, l'odeur en moins ;
- investi dans une grande quantité de colle à papier peint: en se disant qu'on pourrait toujours l'utiliser plus tard pour du papier mâché, sinon.
- mis le cap sur R.: où ils nous attendaient impatients sur le pas de la nouvelle maison, entourés de cartons, de déménageurs et d'un halo palpable d'expectatives non formulées...
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début d'après-midi: Wallis en plein travail au rouleau dans la zone orange, puis en mode pause-café contemplative... |
À peine arrivés, on a déchargé la voiture, on a pris un café tous ensemble, on s'est raconté un peu les dernières nouvelles et puis... bin... on n'avait plus vraiment d'autre option, ni vraiment le choix, alors, une fois au pied du mur, ou dos au mur, ou dites-le comme vous voudrez: on s'y est mis! Et c'est souvent quand on sait le moins ce qu'on fait qu'on s'amuse le plus...
1- Pendant que Wallis prenait des mesures et faisait des règles de trois pour les proportions, Futuna protégeait soigneusement le reste de la pièce avec du scotch de peintre, des journaux par terre et préparait le matériel.
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Rothko'mme à la maison: dans la dernière ligne droite! |
2- On a d'abord ajouté un peu de pigment au jaune pour faire un bel ocre avec lequel on a fait le "cadre", autrement dit la sous-couche de la zone du haut. Puis après l'avoir laissé sécher un peu, on a passé une première couche de jaune (avec juste une pincée de cannelle), au rouleau et à la brosse, sur la partie supérieure, sans couvrir le tour ocre, histoire d'éviter les bavures le temps qu'il sèche.
3- On a répété le processus pour la zone inférieure, mais avec un ocre beaucoup plus clair, avant de passer le rouleau en orange "pur". On a testé le pigment ocre dans le orange - que l'on trouvait un peu trop vif - mais c'était vraiment pas ça: ça devenait marron tout de suite.
4- On a donc fini la couche en orange "nature", puis on s'est un peu reposés en faisant une "réunion de chantier": un bon vieux café au lait et un point objectif de la situation.
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Nos conclusions: jaune un peu trop foncé, orange un poil trop vif et sous-couche périphérique un peu trop présente.
Nos solutions: deuxième couche de jaune nature, en insistant bien sur les bords pour laisser le centre plus intense, deuxième couche d'orange, à peine éteint avec un soupçon de rouge cadmium qui trainait par là, en étirant bien les bords au chiffon pour mélanger avec la sous-couche ocre.
6- Quand on a enlevé la bande de scotch horizontale du milieu, on a comparé avec les couleurs de l'original et il faut rendre
lo suyo à César: le technicien de chez France Peinture avait VRAIMENT eu l'oeil, parce que les couleurs qu'il avait choisies pour notre petit projet étaient VRAIMENT proches de l'original! On le félicite encore pour son acuité, on le remercie encore pour sa gentillesse et on lui enverra une photo du résultat, c'est promis.
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à la frontière: pièce instrumentale pour gris austral, ocre et chiffon ; où est Wallis? ; la chambre Rothko, après séchage et nettoyage. |
7- Il ne nous restait plus qu'à "faire" la bande centrale: du jaune avec, à nouveau, trois fois rien de pigment ocre appliqué au pinceau mais estompé au fur et à mesure au chiffon. Puis la même technique avec un vieux fond de pot gris "austral" qui avait servi à faire les murs de l'atelier: quelques touches au pinceau, puis mélangé et appliqué/étiré/effacé directement sur le (et au) chiffon. Hop!
8- En définitive, on ne prétend pas s'y connaître en arts plastiques, ni s'y connaître en peinture en bâtiment. "Les amateurs ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnait", aurait dit Audiard s'il nous avait vus à l'oeuvre! Mais bon, il faut être honnêtes: on est (très) contents et (plutôt) fiers du résultat: les couleurs une fois sèches sont bien dans l'esprit de l'original, les effets des bords nous plaisent et les coups de pinceaux, rendus à l'échelle grâce à une grosse brosse à colle, lui donnent une jolie dynamique. L'orange n'est finalement pas fatigant et les tons évoluent en fonction de l'heure de la journée: c'est chaud le matin, apaisant avec le café après le repas de midi et troublant le soir. En plus, ça attire carrément l'oeil depuis la rue à la nuit tombée. Et puis dans la pièce meublée
a minima, ça fait la tête de lit la plus grande du monde!
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Wallis pose et se repose, Futuna shoote et la patronne est venue inspecter les travaux finis ; depuis la rue ; réflexions nocturnes... |
9- La question cruciale et délicate est sur toutes les bouches: est-ce que ça leur plait? Bin, sincèrement, on a l'impression. Et ils le disent. Et on les a surpris plusieurs fois faisant un détour inopiné par le petit bout de couloir pour aller pousser la porte et rester là, à le contempler en silence... On n'a plus qu'à leur signer un engagement sur papier en pormettant - s'ils se lassent - d'aller le leur recouvrir sans préavis et sans délai
Donc en conclusion, on peut passer sa vie à attendre d'être prêt et de savoir "faire". Ou bien on peut décider que tout ça c'est un jeu et qu'il s'agit en définitive d'expérimenter un peu. Qu'est ce qui aurait pu nous arriver de pire? Que ce soit monstrueux (vous avez le droit de le penser, d'ailleurs...) et qu'on soit obligés d'aller en urgence racheter un bidon de gris austral pour recouvrir tout ça vite fait bien fait en deux ou trois couches épaisses...
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Shoshin |
Finalement, c'est comme pour nos confitures (voir
post précédent): on ne prétend pas avoir du mérite, sinon avoir eu, tout au plus, un peu de chance; celle, fameuse, des débutants. C'est peut-être, au fond, l'avantage d'être un éternel débutant? Pour certains, comme nous, ça relève plutôt de la nécessité mais pour d'autres, c'est un choix, voire une philosophie de vie. Il y a un concept très important dans le bouddhisme zen et les arts martiaux au Japon (et assez à la mode en Occident): le Shoshin. On traduit généralement cette idée par "l'esprit du débutant". Et plutôt que de mal en parler, on va se contenter de citer le maître zen Shunryu Suzuki: "lorsque nous n'avons pas l'idée de réalisation, pas l'idée de soi, nous sommes de vrais débutants. Alors nous pouvons réellement apprendre quelque chose. [...] C'est aussi le vrai secret des arts: soyez toujours un débutant. Soyez très, très attentifs à ceci." extrait de
Esprit Zen, esprit neuf de Shunryu Suzuki, éditions du Seuil, 1977.
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* el único y auténtico Verkerke Barcelona: carrer del Cardenal Casanas, 10 - 08002 Barcelona.