...et autres brèves d'abreuvoirs
Des crues de la Nive et du chien du pont d'enfer.
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Comme ça au moins, personne ne pourra dire qu'il n'était pas prévenu! |
En descendant le long de la nationale direction Bayonne, à une vingtaine de minutes de Donibane-Garazi, il est difficile de rater le Pont d'Enfer, et son hôtel, que je soupçonne d'être abandonné depuis des années et n'ai en tout cas jamais vu ouvert. La légende raconte que les habitants de Bidarray avaient essayé en vain de rallier les deux berges, juste en amont du confluent de la Nive et du Bastan... Hélas, un lit profond, un fort débit et beaucoup de courant à la sortie d'étroits défilés rocheux avaient rendu la tâche impossible durant des années. De guère lasse, on raconte que les paysans des environs avaient renoncé, s'observant en chiens de faïence et jugeant que décidément, l'herbe était bien plus verte sur l'autre rive. Ce n'est pas difficile à croire aujourd'hui, quand on passe dans le pays en hiver: les cours d'eau sont gonflés par les pluies abondantes qui font fondre la neige des sommets et des prairies d'alpage d'Iraty, d'Ibañeta et d'Izpéguy. À plus forte raison ces dernières années, où les inondations ont cruellement marqué tant le paysage de la Basse-Navarre que l'actualité en Aquitaine. On a vu des troupeaux de vaches et même quelques tracteurs flotter dans le port de Biarritz. En traversant le pont Noblia en voiture (le pont neuf établi à une centaine de mètres en aval du pont d'enfer), on se surprend à retrouver la foi et on prie en silence pour qu'il tienne le coup. Le flot boueux qui charrie troncs, ribambelles de clôtures et autres morceaux de toits de hangars, vient s'écraser contre les piles du pont un mètre à peine sous le tablier. Quant aux berges, les jardins, granges et rez-de-chaussée des maisons attenantes sont sous les eaux jusqu'au bord de la petite route qui mène au bourg.
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Le pont d'enfer, sur une carte postale d'antan... |
Les gens du coin disent que les marées hautes du mois de mars, avec leurs gros coefficients, bloquent suffisamment l'Adour à son embouchure pour empêcher la Nive d'évacuer toute son eau, aggravant encore les inondations ici, à vingt ou vint-cinq kilomètres en amont. En tout cas, il est midi et je roule au pas de bergerie en bergerie, en espérant que la pluie aura cessé d'ici ce soir: plus critique que le pont Noblia, la nationale à hauteur d'Ossès est souvent barrée par les crues et le détour par Irrissary - s'il est possible - me prendra au bas mot une quarantaine de minutes supplémentaire. Tout ça pour dire qu'il n'est pas vraiment difficile d'imaginer le désespoir et la résignation des habitants du coin bataillant pendant des générations pour bâtir un pont à cet endroit!
La légende raconte que c'est finalement le Diable qui vint proposer son aide pour la construction: en échange du pont dont le nom évoquerait sa mémoire et son ouvrage, il demanda l'âme du premier qui le franchirait... Les villageois acceptèrent sans grand enthousiasme et sitôt le pont d'Enfer achevé, ils envoyèrent un chien sur la belle arche de pierre, l'appelant et l'invitant depuis la rive opposée.
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Sans l'ombre d'un doute, le véritable chien du Pont d'Enfer, à Bidarray. |
Le Diable furieux d'avoir été si facilement dupé par les Basques ingénieux prit ce qui lui revenait de droit mais laissa l'animal en vie et en proie à un tourment éternel. Ce chien, bien des siècles après, est toujours là au pied du pont d'Enfer, pour rappeler aux habitants de Bidarray comme aux touristes venus du Béarn ou de la côte que tout à un prix. Ce chien, le visiteur curieux pourra le rencontrer et avec un peu de courage s'accroupir pour le caresser: tous les midis, il reçoit les convives du restaurant Noblia en aboyant sur le perron. Il aimerait mordre mais n'en a plus la force, trop occupé qu'il est à soulager sa dermatite chronique et prurigineuse. À qui prend la peine de le regarder au fond des yeux, le doute n'est pas permis: le diable est là, qui rumine sa vengeance...
De la femme-cheval, Monsieur le maire et les gendarmes*.
Celui-ci, je l'a connu il y a quelques années. Un beau spécimen, il faut dire. La première fois, il fait peur. Un peu. Puis avec le temps, on se rend compte qu'il n'est pas méchant. On finit par le trouver attachant, par ressentir une espèce de tendresse confuse. Il habite seul au-dessus du village de M., quelques kilomètres après le bourg sur la vieille route qui monte vers les estives d'Irati. À flanc de colline en lisière de bois, au bout d'une piste sinueuse qui se termine au portail de sa ferme. Exposée plein nord, elle n'a aucun voisin immédiat et pas grand monde dans les environs. Il doit se sentir seul, des fois. Depuis la cour en pente qui sépare sa vieille maison de la petite bergerie rongée par l'humidité, on distingue nettement les exploitations de l'autre côté de la vallée: blanches et rayonnantes sur l'arrondi vert vif des prairies toutes gorgées de soleil. On ne peut s'empêcher de penser en serrant la main de ce vieux garçon soixantenaire, qui vit seul depuis la mort de sa mère, que les cartes ne se répartissent décidément pas de manière équitable.
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"Ferme en bordure de bois, frais et ombragé, vue agréable, belles possibilités." |
Entre celui qui a posé, il y a trois siècles, la première pierre de sa première borde plein sud sur le versant d'en face et l'arrière-grand-père de celui-là qui a construit là où il restait de la place: dans l'ombre glacée de la hêtraie, les chances de (sur)vivre et de prospérer dans l'abondance et la bonne humeur ne sont pas les mêmes... On se dit que les seules visites qu'il reçoit sont celles de la brume humide qui monte du ruisseau. Il doit se sentir seul, des fois. Mais bon, quand on est rendu là, la voiture garée et les mollets accueillis chaleureusement par les mignons petits crocs de son gentil labrit (c'est pas sa faute, Docteur. Il est gentil mais il déteste les vétérinaires, c'est plus fort que lui), après c'est comme au théâtre. Et faut s'accrocher, parce qu'à peine frappés les trois coups, ça démarre sur les chapeaux de roue:
- Bon bon, vous avez bien fait de venir aujourd'hui parce qu'hier, je ne pouvais pas. Ils ont du vous le dire. Oui, oui, oui, je faisais du bois et il faut pas plaisanter avec ça. D'ailleurs, les bêtes ne pouvaient pas non plus, hier. Vous seriez venu, vous n'auriez trouvé personne. Ça, vous ne seriez pas le premier. Bien bien bien. Ah! Tenez, regardez: c'est que je suis emmerdé, Docteur. J'ai le chien là, il m'a sailli une vache l'an dernier. J'ai tourné le dos cinq minutes et pan! Il l'a engrossée. Et vous auriez du voir le veau. Comme un gros lapin, mais sans les poils, qu'elle m'a fait. Avec de petites oreilles très en arrière. C'est terrible, ça. Je ne l'ai pas gardé. Non non! Pas de ça ici. Et depuis, elle reste vide. Rien à faire. Elle ne vaut rien, regardez là. Elle est maigre, oh la la! Enfin... On n'y peut rien, c'est comme ça. c'est difficile de ganger sa croûte, ah ça! Bon, tant que les Gendarmes ne l'apprennent pas. Toujours à chercher un prétexte pour venir ici. Et dans mon dos, en plus. Bon bon bon. Je ne vous ai jamais vu, vous êtes stagiaire? Non? Étudiant, alors? Remarquez, ça m'est égal, je préfère: ceux de la clinique, là, ils ne montent plus trop ici. Enfin, pas quand je suis à la maison, si vous voyez ce que je veux dire... Mais les gendarmes leur téléphonent quand je suis sorti. Et alors, c'est une autre histoire, hein! Vous m'avez compris... C'est pour ça que quand je pars au bois, je ne le dis à personne. Tenez, vous la voyez cette brebis? Qu'est-ce que vous en pensez, Docteur? Elle va en crever, ou quoi? Elle boit le lait des vaches, c'est du poison pour elle, non? Ils m'ont dit ça, oui. Qu'elles en crèvent si elles le boivent. Qu'est ce que vous en pensez: elle est foutue? Pourtant elle m'a fait l'agneau et tout... Autant que je la saigne. Au moins, ce sera pour les vautours. Pas question d'appeler l'équarrissage: ils sont de mèche avec les Gendarmes! C'est le Maire qui les avertit. Et je ne veux pas qu'ils me la bouffent, cette brebis. Ils seraient trop contents: il faut payer pour qu'ils l'emportent, et en plus ils la bouffent tous ensemble.Et ils boivent à ma santé après, vous pensez! Bon, on en a fait combien, là? Cinquante, non? Ah bon? Seulement quatorze? Et il faut en faire cinquante, vraiment? C'est obligatoire? Parce qu'elles sont saines vous savez... Enfin, si c'est la loi. Elles sont pas malades mes bêtes. Non, pas celle-là. On va la laisser. Elle m'a fait de la fièvre la semaine dernière, quand elle a avorté. Vous comprenez: ça risque de fausser vos analyses, là. Venez, on va faire sur une autre plutôt. C'est pareil de toutes façons, elles vont bien. Elles sont pas malades. Certaines sont un peu maigres, mais elles vont bien. C'est qu'on est pauvres, nous autres. Ah ça, j'ai vendu les agneaux vendredi, mais le Maire m'a pris tous les sous! C'est une fripouille, je vous dis. Le coquin, il sait quand je vends les agneaux. Et il va à la Poste le lendemain. Il fait un chèque et il imite ma signature, comme ça, il prend tous mes sous. Je le sais bien qu'il fait ça: j'ai vu les chèques... Alors c'est sûr, faut pas traîner: faut sortir les sous avant lui et les cacher à la maison. Avec quoi vous croyez qu'ils ont refait toutes les routes de la commune? Avec mes économies! Ah la la. Le Maire et les Huissiers, des sacrés fripouilles... Ça parle bien, ça passe dans le journal, mais alors il faut voir! Voilà, là: on va prendre celle-là. Elle m'en a fait deux cette année, c'est une bonne brebis. Qu'est ce qu'elle mange, par contre. Parce que la fougère, c'est bon pour pailler mais pas pour manger. Je n'ai pas le choix, y'a pas assez de foin en cette saison. C'est à cause de la femme-cheval. Quand elle descend de la montagne, au printemps, elle vient manger mon foin. Elle va tout droit à la grange et elle mange le foin. Je l'ai vue plusieurs fois en lisière du bois. Elle me connait, elle le sent. Elle reste là, à une distance. Elle me regarde. Moi je ne m'approche pas, ah ça, je suis pas con, Docteur! Je sais bien ce qu'elle veut, la femme-cheval. Mais on me la fait pas à moi! J'ai déjà assez d'ennuis avec les Huissiers et le Maire.
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Et puis ça, c'est sans parler des vétérinaires. Ils viennent quand je suis sorti. Ils en profitent: ils se mettent tous à table et ils mangent mon fromage. Je le sais, je les ai vus souvent. Le chauve avec la moustache et l'autre là, comment il s'appelle? Mais si, vous savez... Une fois, j'étais sorti au bois. Je suis retourné sans faire de bruit, par derrière et j'ai bien vu par la fenêtre de la cuisine: les vétérinaires, le Maire et les Gendarmes! Ils étaient tous à table, en train de manger le fromage! Et ma bouteille de vin. Alors à moi, maintenant, on me la fait plus... Bon. On a fini là? Combien il en manque? Huit? Et c'est la peine, vraiment? Bon bon bon. Oh, c'est vous qui savez, Docteur. Nous autres on a pas fait d'études. On n'est pas allé à l'université. Enfin, on est pas dupes quand même! On sait bien comment ça fonctionne... Les politiques, c'est magouille et compagnie. On regarde la télé et ils en profitent pour piquer les sous. C'est pour ça qu'ils ont mis leur machin, là, l'antenne et tout ça. Ils nous piquent les sous quand on regarde la télé. Bon bon, on a le compte. Oh, si vous le dites alors, c'est bien. Il faut signer? Attention, parce que je ne paierai rien, je vous préviens! Vous faites ce que vous avez à faire mais je ne paierai pas, hein. Voilà. Les vétérinaires m'ont déjà pris bien assez. Bien bien bien. Merci, Docteur. Oui, c'est ça. Au revoir. Oui, oui. Ah ça, mais... Geldic! Couché! Asta pitois mais il est con, ce chien. Non, non. Il est pas méchant. Il vous aime pas, c'est tout...*
Tout compte fait: non, il ne doit pas se sentir seul.
D'ailleurs, il n'est pas seul.
Du tout. Jamais.
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* pour aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les événements rapportés dans ce post sont tous authentiques: lieux, faits, personnes et conversations sont reproduits ici aussi fidèlement que ma mémoire l'a permis. malheureusement, je n'ai pas de photos de la femme-cheval, du petit de la vache et du chien, de la brebis empoisonnée au lait de vache ni du banquet des Gendarmes et des vétérinaires, ça aurait aidé à digérer le tout...