...et autres brèves d'abreuvoirs
Des crues de la Nive et du chien du pont d'enfer.
Comme ça au moins, personne ne pourra dire qu'il n'était pas prévenu! |
Le pont d'enfer, sur une carte postale d'antan... |
La légende raconte que c'est finalement le Diable qui vint proposer son aide pour la construction: en échange du pont dont le nom évoquerait sa mémoire et son ouvrage, il demanda l'âme du premier qui le franchirait... Les villageois acceptèrent sans grand enthousiasme et sitôt le pont d'Enfer achevé, ils envoyèrent un chien sur la belle arche de pierre, l'appelant et l'invitant depuis la rive opposée.
Sans l'ombre d'un doute, le véritable chien du Pont d'Enfer, à Bidarray. |
De la femme-cheval, Monsieur le maire et les gendarmes*.
Celui-ci, je l'a connu il y a quelques années. Un beau spécimen, il faut dire. La première fois, il fait peur. Un peu. Puis avec le temps, on se rend compte qu'il n'est pas méchant. On finit par le trouver attachant, par ressentir une espèce de tendresse confuse. Il habite seul au-dessus du village de M., quelques kilomètres après le bourg sur la vieille route qui monte vers les estives d'Irati. À flanc de colline en lisière de bois, au bout d'une piste sinueuse qui se termine au portail de sa ferme. Exposée plein nord, elle n'a aucun voisin immédiat et pas grand monde dans les environs. Il doit se sentir seul, des fois. Depuis la cour en pente qui sépare sa vieille maison de la petite bergerie rongée par l'humidité, on distingue nettement les exploitations de l'autre côté de la vallée: blanches et rayonnantes sur l'arrondi vert vif des prairies toutes gorgées de soleil. On ne peut s'empêcher de penser en serrant la main de ce vieux garçon soixantenaire, qui vit seul depuis la mort de sa mère, que les cartes ne se répartissent décidément pas de manière équitable.
"Ferme en bordure de bois, frais et ombragé, vue agréable, belles possibilités." |
- Bon bon, vous avez bien fait de venir aujourd'hui parce qu'hier, je ne pouvais pas. Ils ont du vous le dire. Oui, oui, oui, je faisais du bois et il faut pas plaisanter avec ça. D'ailleurs, les bêtes ne pouvaient pas non plus, hier. Vous seriez venu, vous n'auriez trouvé personne. Ça, vous ne seriez pas le premier. Bien bien bien. Ah! Tenez, regardez: c'est que je suis emmerdé, Docteur. J'ai le chien là, il m'a sailli une vache l'an dernier. J'ai tourné le dos cinq minutes et pan! Il l'a engrossée. Et vous auriez du voir le veau. Comme un gros lapin, mais sans les poils, qu'elle m'a fait. Avec de petites oreilles très en arrière. C'est terrible, ça. Je ne l'ai pas gardé. Non non! Pas de ça ici. Et depuis, elle reste vide. Rien à faire. Elle ne vaut rien, regardez là. Elle est maigre, oh la la! Enfin... On n'y peut rien, c'est comme ça. c'est difficile de ganger sa croûte, ah ça! Bon, tant que les Gendarmes ne l'apprennent pas. Toujours à chercher un prétexte pour venir ici. Et dans mon dos, en plus. Bon bon bon. Je ne vous ai jamais vu, vous êtes stagiaire? Non? Étudiant, alors? Remarquez, ça m'est égal, je préfère: ceux de la clinique, là, ils ne montent plus trop ici. Enfin, pas quand je suis à la maison, si vous voyez ce que je veux dire... Mais les gendarmes leur téléphonent quand je suis sorti. Et alors, c'est une autre histoire, hein! Vous m'avez compris... C'est pour ça que quand je pars au bois, je ne le dis à personne. Tenez, vous la voyez cette brebis? Qu'est-ce que vous en pensez, Docteur? Elle va en crever, ou quoi? Elle boit le lait des vaches, c'est du poison pour elle, non? Ils m'ont dit ça, oui. Qu'elles en crèvent si elles le boivent. Qu'est ce que vous en pensez: elle est foutue? Pourtant elle m'a fait l'agneau et tout... Autant que je la saigne. Au moins, ce sera pour les vautours. Pas question d'appeler l'équarrissage: ils sont de mèche avec les Gendarmes! C'est le Maire qui les avertit. Et je ne veux pas qu'ils me la bouffent, cette brebis. Ils seraient trop contents: il faut payer pour qu'ils l'emportent, et en plus ils la bouffent tous ensemble.Et ils boivent à ma santé après, vous pensez! Bon, on en a fait combien, là? Cinquante, non? Ah bon? Seulement quatorze? Et il faut en faire cinquante, vraiment? C'est obligatoire? Parce qu'elles sont saines vous savez... Enfin, si c'est la loi. Elles sont pas malades mes bêtes. Non, pas celle-là. On va la laisser. Elle m'a fait de la fièvre la semaine dernière, quand elle a avorté. Vous comprenez: ça risque de fausser vos analyses, là. Venez, on va faire sur une autre plutôt. C'est pareil de toutes façons, elles vont bien. Elles sont pas malades. Certaines sont un peu maigres, mais elles vont bien. C'est qu'on est pauvres, nous autres. Ah ça, j'ai vendu les agneaux vendredi, mais le Maire m'a pris tous les sous! C'est une fripouille, je vous dis. Le coquin, il sait quand je vends les agneaux. Et il va à la Poste le lendemain. Il fait un chèque et il imite ma signature, comme ça, il prend tous mes sous. Je le sais bien qu'il fait ça: j'ai vu les chèques... Alors c'est sûr, faut pas traîner: faut sortir les sous avant lui et les cacher à la maison. Avec quoi vous croyez qu'ils ont refait toutes les routes de la commune? Avec mes économies! Ah la la. Le Maire et les Huissiers, des sacrés fripouilles... Ça parle bien, ça passe dans le journal, mais alors il faut voir! Voilà, là: on va prendre celle-là. Elle m'en a fait deux cette année, c'est une bonne brebis. Qu'est ce qu'elle mange, par contre. Parce que la fougère, c'est bon pour pailler mais pas pour manger. Je n'ai pas le choix, y'a pas assez de foin en cette saison. C'est à cause de la femme-cheval. Quand elle descend de la montagne, au printemps, elle vient manger mon foin. Elle va tout droit à la grange et elle mange le foin. Je l'ai vue plusieurs fois en lisière du bois. Elle me connait, elle le sent. Elle reste là, à une distance. Elle me regarde. Moi je ne m'approche pas, ah ça, je suis pas con, Docteur! Je sais bien ce qu'elle veut, la femme-cheval. Mais on me la fait pas à moi! J'ai déjà assez d'ennuis avec les Huissiers et le Maire.
Tout compte fait: non, il ne doit pas se sentir seul.
D'ailleurs, il n'est pas seul.
Du tout. Jamais.
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* pour aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les événements rapportés dans ce post sont tous authentiques: lieux, faits, personnes et conversations sont reproduits ici aussi fidèlement que ma mémoire l'a permis. malheureusement, je n'ai pas de photos de la femme-cheval, du petit de la vache et du chien, de la brebis empoisonnée au lait de vache ni du banquet des Gendarmes et des vétérinaires, ça aurait aidé à digérer le tout...
Le monologue vaut bien une pièce de théatre... dans ma jeunesse nous avions répété une pièce de Ionesco, du théatre de l'absurde où j'avais un monologue improbable... je veux bien que tu nous fasses une représentation lors d'une nouvelle visite!
ReplyDeleteBises!
acteur dans une pièce de Inesco??? décidément votre vie est une mine d'or qui réserve toujours quelque pépite aux mineurs patients, don Willy Fog... ça me rappelle le vieux "Booz endormi" de Victor Hugo:
Delete"et toujours du côté des plus pauvres versant,
ses sacs de grain semblaient des fontaines publiques."