Lundi matin gris, froid et humide. Je me lève un peu avant sept heures après avoir passé un long moment éveillé dans le lit: impossible de me rendormir - l'effet du changement d'heure sans doute. Après avoir petit-déjeuné et avant de m'asseoir devant l'ordinateur pour commencer ma journée de travail (encore trop tôt pour ça!), je rends une visite de courtoisie au book-crossing* que nous avons monté au coin de la rue en nous installant ici, au printemps.
on se demande si ce n'est pas lui, cynique, qui l'a écrit... |
Quelqu'un a apparemment fait de la place dans sa bibliothèque, parce que je trouve la "nôtre" assez pleine. C'est d'autant plus surprenant que dernièrement, un petit malin la vide systématiquement de tous les nouveaux livres, sans doute pour les revendre (à qui? pour combien? est-ce que ça en vaut la peine?). Pas besoin de s'étendre sur cette attitude un peu décevante: il/elle a peut-être plus besoin des livres que nous, voisins et passants qui faisons vivre ce book-crossing depuis mars... Mais ce matin (Alleluiah!), c'est la pêche miraculeuse: au lieu des habituels Harlequin, SAS et brochures de sociologie des années 70, il y a là un petit troupeau d'authentiques trésors en éditions Poche ringardes et jaunies: des classiques - variés, il faut bien le reconnaître - mais bel et bien classiques! Croc-blanc de London, Dix petits nègres de Mme. Christie, L'étranger de Camus, Le lys dans la vallée de Balzac, Pour qui sonne le glas d'Hemingway et quelques autres. À mon âge, je suis prêt à relire n'importe lequel d'entre eux, d'autant plus que certains - que je sais pourtant avoir déjà lus - ne réveillent en moi qu'un vague et lointain souvenir (au lieu de réveiller, par exemple, le tourbillon d'un vent de folie**). Je choisis finalement La nausée de Sartre, un autre de ces livres qui me sont tombés entre les mains trop tôt, il y a presque 20 ans maintenant; et duquel je n'avais probablement - et en dépît de toute ma bonne volonté - pas tiré grand-chose à l'époque. Il faudra un jour, à ce propos, que j'ose enfin raconter mon oral du Bac de français...
le book-crossing dans son environnement naturel: une moisson de classiques au coin de la rue! |
" C'était en 95 ou 96, je ne sais plus. J'étais interrogé sur Madame Bovary de Flaubert par une prof' plus toute jeune, en tout cas à mes yeux et du haut de mes seize ans (elle pouvait donc tout à fait en avoir à peine quarante), qui m'avait laissé le choix sinon dans la date, du moins entre deux scènes du roman: celle des Comices agricoles et celle d'une promenade d'Emma avec sa levrette d'Italie. À sa question:
- Alors, vous préférez les comices ou la levrette?
je n'avais pas cillé et avais répondu:
- Les comices, s'il vous plait. Sur la levrette, franchement, je n'aurais pas grand-chose à raconter.
Ma candeur avait dû l'attendrir, car le reste de l'examen s'était très bien passé... Fin de l'histoire, qui est absolument vraie et authentique." En y repensant des années plus tard, j'en souris, j'en rougis et surtout je ne comprends toujours pas comment elle n'avait pas éclaté de rire. Enfin. J'emporte donc La nausée à la maison, décidé à m'y replonger en alternance avec El maestro y Margarita de Boulgakov que je lis doucement et avec beaucoup de plaisir dans une excellente traduction espagnole. Le vieux Poche est jauni à souhait, sent le papier moisi et j'en ressens presque déjà les symptômes en le serrant dans mes mains le long de l'allée qui remonte entre les potagers des voisins.
un trésor, trouvé ce matin de bonne heure dans les filets du book-crossing. |
Comme l'idée de me mettre au travail ne m'emballe guère, je m'installe devant l'ordinateur avec un deuxième café au lait et ouvre Le Monde en ligne, que j'abandonne bien vite. En cause, le premier gros titre: "Le patron [allemand] d'Airbus réclame un marché du travail plus souple pour aider les réfugiés". Sic! Ou sick? En effet, abaisser le salaire minimum et précariser encore un peu plus les travailleurs est une solution idéale pour "les" aider à "mieux s'intégrer"... Rappelons pour mémoire qu'il y a dix jours, Airbus annonçait l'ouverture d'une usine directement aux U.S., "qui permettra, dès 2017, de produire quatre avions par mois pour le marché intérieur, à un coût très compétitif, grâce à des charges particulièrement basses". Voilà qui va aider le marché de l'emploi en Europe, tien! Bon, je ferme la fenêtre (de Chrome), puis je joue un peu avec La nausée (au sens propre comme au sens figuré, hélas...). Je la tourne et la retourne dans mes mains, avant de finalement commencer à la lire, avec cette application obstinée que seules la procrastination ou une motivation sincère sont à même de provoquer en moi.
Puis soudain, à la page 17, je tombe sur eux: deux spécimens de Leontopodium nivale séchés et en parfait état! Deux Edelweiss oubliés là, en presse, par le propriétaire du livre, probablement il y a des années. «Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.» Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, 1913. Quand on passait à Laruns, l'été avec mes parents et ma sœur, une ou deux semaines chez la grand-mère, on y assistait souvent à la fête du 15 août, pour laquelle des jeunes du village en costumes traditionnels défilaient dans la rue avec les danseurs et les musiciens folkloriques, portant des plateaux d'osier couverts d'Edelweiss qu'ils offraient à la ronde en échange d'une pièce. Je devais être vraiment très jeune alors, parce que c'est une fleur protégée en France et pratiquement disparue dans les Pyrénées (et non: je n'ai pas connu les montreurs d'ours de nos vallées!), mais le souvenir des plateaux d'Edelweiss et de ma grand-mère nous en donnant un à chacun avec ordre de les garder soigneusement dans un livre, m'a assailli en tournant la page 15 et en découvrant ces deux-là:
les Edelweiss (Étoiles des glaciers, Étoiles d'argent ou Gnaphales à pieds de lion) de mon enfance. |
Il m'en restait bien un écrasé entre deux photos dans un portefeuille, mais il s'est perdu il y a longtemps. Et j'étais retombé sur quelques spécimens, qui dataient aussi de fêtes du 15 août à Laruns, à la page "ed" d'un gros dictionnaire encyclopédique Hachette abandonné dans un carton de vieux livres dans le grenier de mes parents. Depuis, plus rien. Sauf bien sûr ceux - vivants et bien enracinés - croisés sur le bord d'une via ferrata dans les Dolomites l'an dernier. C'est peut-être devenu un délit de les détenir? Il vaudrait mieux vérifier rapidement et, le cas échéant, bien les cacher. Le mieux c'est peut-être de les remettre soigneusement dans La nausée, pour le plaisir du prochain ou de la prochaine qui tombera dessus au book-crossing quand je l'aurai terminée et remise sur son étagère de notre bibliothèque de la rue...
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* vous en trouverez une première version parmi les bricolagesde notre section handmande with love.
** et une carte postale exclusive pour qui nous chantera (par écrit) ce vieux tube des années 80!
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