Vingt ou vingt-cinq ans ont passé mais je garde un souvenir très clair de cette phrase, inscrite au bas d'une affiche sur le mur de la chambre de mes parents: une fenêtre rustique, ouverte en grand sur un paysage de campagne avec, au loin, des montagnes enneigées. L'affiche a depuis longtemps disparu, j'ai quitté cette maison en 1996 pour aller étudier à Toulouse et mes parents ont de toute façon déménagé deux fois depuis. Mais ces quelques mots et l'image de cette fenêtre ouverte sont encore présents dans ma tête comme si je les avais vus hier. En regardant en arrière, je ne saurais dire pourquoi ils ont marqué à ce point l'enfant puis l'adolescent que j'étais alors ; ni combien ils auront influencé celui que je suis devenu. Mais il faut reconnaître qu'il y a quelque chose de très fort dans cette affirmation.
D'abord, la vraie liberté. Pas n'importe laquelle, ni juste "la" liberté. Encore moins une de pacotille ou un succédané: la VRAIE liberté. Déjà que la liberté, c'est pas évident à manipuler comme idée, alors la vraie... pour un enfant de 8 ou 10 ans, ça doit peser lourd. Et si en plus c'est écrit sur un poster et épinglé au mur de la chambre des parents, ça risque bien de devenir parole d'évangile! La vraie liberté c'est le vagabondage, donc. Allons bon. Qu'est ce que c'est que ça? En voilà un mot mystérieux, qui perturbe, impressionne, suscite la méfiance. Le vagabond, c'est celui qui fait peur ou qu'on montre du doigt dans les histoires: sale et hirsute, tour à tour voleur de poules ou voleur d'enfants, il est taciturne s'il n'est pas franchement méchant. Du coup, on a vite fait d'imaginer le vagabondage comme une activité peu recommandable. La faim, le froid, les poux, la rapine... Alors, que celui-ci justement soit le chemin vers la Vraie liberté, ça fait réfléchir. D'autant plus que cette affiche, elle entre par les yeux, comme on dit outre-Pyrénées: la fenêtre ouverte, le ciel bleu, la campagne, les montagnes dans le fond... Le terrain de jeu est immense et à portée de main.
Cette affiche je viens de la retrouver sur internet. En la regardant aujourd'hui, je la retrouve en tous points fidèle à mon souvenir. Je remarque l'opinel sur le marbre de l'évier, le bénitier et le rameau au-dessus du calendrier sur le mur, le savon et la brosse dans son bocal en verre. Chacun de ces quelques objets évoque, raconte une histoire de vie simple, de gestes quotidiens, d'habitudes. Mais toujours le regard s'échappe - inexorablement - il s'évade, saute par la fenêtre. Il fait l'école buissonnière et prend le large... Comme pour nous dire que le vagabondage commence là, dehors, juste de l'autre côté du mur. Et que la liberté est une décision pas si difficile à prendre. Bill Hicks nous le disait carrément "it's a choice that you can make right now: between fear and love". Il s'agit bien de ça, au fond. Et plus je la regarde, plus je mesure à quel point la rhétorique de cette image est puissante, efficace. Même pour (surtout pour?) des yeux d'enfant. Je me dis que ce n'est peut-être pas un hasard si le vagabondage, si un certain vagabondage en tout cas, n'a cessé de me parler, m'attirer, me séduire ; que ce n'est peut-être pas un hasard si je suis ici aujourd'hui. Force est de constater que rien n'a changé: le vagabondage est peut-être bien la vraie liberté, la seule qui en vaille la peine, mais le vagabond a toujours la même (mauvaise) presse que dans les contes pour (grands) enfants.
Voleur de poules ou dompteur de poux, on l'appellera hippie avec raillerie et condescendance dans le meilleur des cas et traveler si son papa lui a acheté un VW California toutes options métallisé pour promener ses chiens et ses doutes existentiels entre Arcachon et Avoriaz. Mais pour la grande majorité, vagabonder n'est pas une option raisonnable, pas un choix sérieux. C'est tout au plus un enfantillage, un refus de grandir ou une fuite en avant. Marrant comme s'accrocher avec l'énergie du désespoir à un modèle de vie toxique et délétère en prétendant que tout va bien est au contraire présenté comme la voie de la maturité: étudie, travaille, consomme, endette-toi et surtout, ne remets rien en question! En résumé: sois un adulte. Il y a une phrase de Bernard Moitessier dans La longue route qui m'a beaucoup marquée (merci encore à Nico de m'avoir mis ce magnifique bouquin entre les mains!). Avant le départ, quand il veut faire comprendre à ses enfants combien il est important de suivre ses rêves, même si ce n'est pas facile, même si ça peut paraître dur à accepter ou à faire accepter: l'importance vitale de s'écouter, d'écouter la petite voix qui murmure dans la tête "parce que sinon c'est le troupeau". En montagne comme sur mer et peut-être bien dans la vie en général la vraie liberté, c'est décidément le vagabondage...
Pour s'en convaincre, il suffit de pousser la porte du (vrai) monde et de (re)mettre un doigt dans l'engrenage de la vie officielle. À ceux qui souhaiteraient tenter l'expérience, on conseillera de commencer doucement. Ils pourront essayer de mettre à jour leur carte vitale à la faveur d'une consultation médicale, par exemple. Ils découvriront que le nom de leur médecin traitant énoncé par un(e) employé(e) de la caisse primaire d'assurance maladie ne leur évoque absolument rien. Pas même le souvenir d'une vieille otite à la fin des années 90. Ils affronteront alors la dure vérité: les informations contenues dans leur dossier sont obsolètes! Aïe! Et c'est grave docteur? Plutôt, oui, car dans l'optique d'un futur et bien hypothétique remboursement de leurs frais médicaux (ils n'y ont pas mis les pieds depuis 2011, chez le médecin, mais on a vite fait de leur mettre sur le dos le déficit de la Sécu à ces fainéants...), ils devront apporter au plus vite des justificatifs adéquats. Ah, les justificatifs! Le mot est lâché. Ils sont d'autant plus indispensables au vagabond qu'ils lui sont inaccessibles. Essayer de remplir une déclaration d'impôts, d'ouvrir un compte bancaire, d'acheter ou de vendre un véhicule, de demander une attestation de résidence dans un pays de l'Union Européenne auprès du Consulat d'un pays tiers de la même Union Européenne, voire - pour les plus joueurs - essayer de faire toutes ces choses là plus ou moins à la fois dans les semaines qui précèdent Noël est un excellent moyen d'en prendre conscience. Sans un justificatif de domicile, rien de tout cela n'est possible. On a beau être citoyen et gagner sa vie (donc payer des impôts), sans une facture d'électricité on n'est rien. C'est là que tout commence et tout finit: le justificatif de domicile, nouvel alpha et nouvel omega de la religion bureaucratique. Vivre dans une camionnette ou une roulotte pose donc problème dès que l'on prétend rester un membre à part entière de la société et rien ne semble avoir été prévu pour faire face à cette situation, comme si elle ne concernait qu'une très petite frange de la population. Étymologiquement parlant: les marginaux.
En effet, depuis le Moyen-Âge, nous apprend Robert Castel dans ses volumineuses autant que remarquables Métamorphoses de la question sociale, les vagabonds ont posé problème. Leur sédentarisation fut l'un des objectifs des castes dirigeantes, à commencer par l'église catholique bien avant les seigneurs ou "l'État". Ainsi le recensement et le rattachement à une communauté locale, furent les premiers moyens de lutte contre le nomadisme et la liberté des individus. Être pauvre, passe encore - la charité permettant aux riches et aux puissants de se sentir bons et généreux (lire à ce sujet l'édifiante revue que fait Bill Gates du best-seller de Thomas Piketty, avec pour principale conclusion qu'au lieu de répartir la richesse pour réduire les inégalités, il vaut mieux laisser l'argent entre les mains des riches et compter sur leur penchant naturel à la philantropie! Vous je ne sais pas, mais moi ça m'a donné une furieuse envie de lui coller mon pied au c-à notre bienfaiteur de l'humanité). Pauvre oui, mais pas n'importe comment: pas un pauvre qui vit librement et voit du pays. Faut pas demander le beurre et l'argent du beurre non plus! Pauvre oui, mais enchaîné à un clocher ; pauvre local, connu et recensé. En un mot, un pauvre de la communauté. L'Église a donc inventé de réserver l'aumône aux seuls nécessiteux inscrits de leur propre chef sur les registres paroissiaux et ce, dès le XIIième siècle si mes souvenirs sont bons. Une société stable et prospère, comprend-on au fil des pages du bouquin, a davantage besoin de travailleurs sédentaires (d'autant plus prompts à payer des impôts et soutenir leur seigneur en cas de problème qu'ils s'y sentiront attachés), que de nomades libres (et éventuellement pauvres) qui vont et viennent à leur guise, au fil des saisons ou au gré des humeurs. Dans le même ordre d'idées, avoir un crédit sur le dos est une formidable invitation à la sédentarité et un vaccin à grande échelle contre la bougeotte - professionnelle ou géographique. L'ordre (et le contrôle) social reposent depuis longtemps déjà sur notre incapacité croissante à nous déplacer, alors même que les migrations sont habilement présentées comme les stigmates de la précarisation... Sauf bien sûr quand il s'agit de vider les campagnes pour entasser les pauvres dans des cages autour de centres, fussent-ils urbains ou commerciaux.
Pourtant, dans L'empire, Ryszard Kapuscinski nous explique avec une nostalgie délicieusement poétique que "certains croient que c'est poussé par la misère que l'homme se retirait au désert, quand il n'avait plus d'autre choix. Et ça a toujours été précisément le contraire. Au Turkmenistan, allaient au désert ceux qui possédaient des bêtes, c'est à dire précisément les mieux lotis: le nomadisme était le privilège des riches. [...] Pour le nomade, le passage à la vie sédentaire fut toujours un dernier recours, un échec vital, une dégradation. Un nomade, il n'y a que par la force qu'on peut le contraindre à la vie sédentaire: il y faut un impératif économique ou politique. Pour lui, la liberté que procure le désert n'a pas de prix." Allez dire ça au gars qui doit signer votre contrat d'assurance-auto: "Un justificatif de domicile? Non, je n'en ai pas vraiment... J'habite dans le véhicule. Oui, bien sûr que c'est un choix. J'ai un travail, oui oui. Mais un domicile pour l'instant, non. Voyez-vous, la liberté que procure le désert n'a pas de prix. Hum... Voilà."
En version espagnole, ça donne l'inscription sur le padrón municipal et c'est très amusant aussi. Chaque mairie de quartier peut en délivrer une attestation dont la durée de validité est de trois mois. Il faut pour ça fournir une quittance de loyer ou un bail ou une facture d'électricité ou de gaz. À la rigueur une déclaration d'hébergement signée par le propriétaire ou un locataire "légitime" du logement. C'est pratique dans une ville comme Barcelone où la plupart des gens de moins de 35 ans (dont environ la moitié est sans emploi depuis 2013, d'ailleurs) sous-louent des chambres et partagent des apparts sans aucune forme de contrat. Ça interdit d'office l'accès au remarquable système de santé publique gratuite, au droit de vote et à toute une flopée de services publics, ça complique terriblement toutes les démarches avec le Trésor, l'achat ou la vente d'un véhicule, l'acquittement des taxes et impôts correspondants, l'accès au statut de résident pour le stationnement dans la rue au tarif de résident (tarif prohibitif sans cela), le paiement éventuel des contraventions que l'on ne reçoit de toutes façons pas faute d'avoir pu fournir une adresse postale valide à l'Administration etc... Tout le monde essaye donc, un peu à la manière des chaises musicales, de trouver un appartement où un ami d'ami voudra bien rédiger une attestation d'hébergement bidon qui permettra de décrocher le sacro-saint padrón... On est loin du vagabondage mais c'est déjà très discriminant.
Ironiquement, on veut nous convaincre dans le même temps, que proposer des chambres en sous-location a-légale à la journée ou à la semaine, sur internet, grâce à une entreprise qui se siffle 5% ou plus sur chaque transaction mais sans aucune forme de prélèvement social, taxe ou "redistribution", sans cotisation ni couverture pour le loueur et sans aucun type de régulation, c'est chic et branché! Il y a même eu des cyniques pour baptiser ça "économie collaborative" et nous faire avaler que ce bed and breakfast aérien créait du lien et permettait aux uns et aux autres d'y trouver leur compte en arrondissant leurs fins de mois! Mais on parlera de ça dans un autre post... Pour exporter son véhicule vers la France (parce que, par exemple, on s'y installe et quitte donc l'Espagne), il faut présenter à un guichet de la Délégation Régionale de Circulation les justificatifs de paiement de l'impôt de circulation des deux dernières années et un certificat de non-gage. On peut les demander par internet ou à un autre guichet, mais ils seront de toutes façons envoyés à l'adresse postale enregistrée dans le système. Pas moyen de mettre celle-ci à jour sans un nouveau justificatif de padrón. "Mais enfin, si j'habitais encore ici je n'aurais pas besoin d'exporter mon véhicule!" En vain... De retour en France, on passera quelques délectables journées à faire la queue dans tout un tas de délégations et autres antennes de services décentralisés pour y recevoir des listes de pièces à joindre à tout un tas de dossiers et autres demandes de formalités simplifiées. La formalité simplifiée est une oxymore bien française qui n'est pas sans rappeler les explications de Jacques Chirac aux journalistes. Chaque fois qu'il disait "Laissez-moi vous parler franchement" ou "Je vais être tout à fait sincère avec vous, M. d'Arvor", on savait qu'il allait en lâcher une grosse... La formalité simplifiée, c'est une promesse de dizaines de pièces à fournir en double. Malheur à qui passerait la porte d'une sous-préfecture de province sans avoir fait une photocopie de TOUTES les pièces à fournir. Si votre slip a encore son étiquette Dim (ou Calvin Klein, hein, la lutte des classes n'est plus à ça près), faites-en une copie et joignez-la à votre dossier. Au fait, la photocopieuse à pièces du hall de la sous-préfecture est en fait une cabine téléphonique déguisée: elle est hors-service et avale irrémédiablement toute la monnaie qu'on est assez naïf pour lui confier.
De toutes façons c'est trop tard, si vous n'aviez pas toutes les photocopies au moment où on vous a appelé, vous avez perdu votre tour et le guichet va bientôt fermer. Demain ce sera exceptionnellement fermé et si vous attendez lundi parce que de toutes façons on fait le pont, l'extrait d'acte de naissance sera caduc, ou le contrôle technique, ou votre RIB, ou le ciel vous tombera sur la tête sans crier gare. Difficile de ne pas repenser à Terry Gilliam et son génial Brazil... De fait, il se peut même que vous vous retrouviez interné dans un centre de détention pour présumés terroristes, c'est arrivé à d'autres parce qu'on avait trouvé à leur domicile des dépliants avec les horaires de la SNCF, preuve accablante qu'ils préparaient un attentat contre les lignes de chemin de fer ou avaient en tête d'en voler les caténaires. Quelle meilleure illustration que de marginal à terroriste il n'y a qu'un pas: les banques européennes, dans une vaste opération de lutte contre le blanchiment de capitaux et le terrorisme, sont mandatées par les gouvernement pour demander à (comprendre "exiger de") leurs clients de mettre à jour leurs "données personnelles", qui incluent évidemment une adresse postale valide, mais aussi nom de l'employeur et revenu brut annuel (wtf???). Consternant, mais obligatoire. En signant le document que l'on est "tenu de leur renvoyer dans les meilleurs délais", on les autorise à croiser ces informations avec celles détenues par la Sécurité Sociale: pas de case à cocher, ni à décocher. Et ma banque se targue d'être la première banque "éthique, citoyenne et différente" d'Europe. Je ne la nommerai pas ici, il ne me manque plus qu'un procès en diffamation. Donc, avoir un compte courant mais pas de domicile fixe constitue en Europe un délit de faciès, ça, c'est fait. Alors que dans le même temps, le Bill Gates dont on parlait un peu plus haut offre - apprend-on sur Forbes.com - 65 millions de dollars aux banques pour "permettre l'accès à un compte courant aux pauvres qui en sont privés". Et de se répandre en éloges sur l'homme qui aura à lui seul éradiqué la misère, la poliomyélite et le désespoir (sic.). Le père noël philanthrope a encore frappé et je crois que je vais aller vomir...
Bon voilà, il ne nous reste plus qu'à éteindre la télé pour retourner le nez au vent sur les routes des Pyrénées entre Navarre, Aragon et Béarn, à attendre que la Guardia civil ou la Policia foral nous gratifient d'un de ces contrôles musclés dont elles ont le secret pour achever de nous convaincre du danger que l'on représente pour la (bonne) société et pour le sommeil du contribuable... N'en doutez plus, elle vaut son prix mais la vraie liberté c'est le vagabondage!
L'affiche de Randonnées Pyrénéennes: vingt ans après, pas une ride! |
Cette affiche je viens de la retrouver sur internet. En la regardant aujourd'hui, je la retrouve en tous points fidèle à mon souvenir. Je remarque l'opinel sur le marbre de l'évier, le bénitier et le rameau au-dessus du calendrier sur le mur, le savon et la brosse dans son bocal en verre. Chacun de ces quelques objets évoque, raconte une histoire de vie simple, de gestes quotidiens, d'habitudes. Mais toujours le regard s'échappe - inexorablement - il s'évade, saute par la fenêtre. Il fait l'école buissonnière et prend le large... Comme pour nous dire que le vagabondage commence là, dehors, juste de l'autre côté du mur. Et que la liberté est une décision pas si difficile à prendre. Bill Hicks nous le disait carrément "it's a choice that you can make right now: between fear and love". Il s'agit bien de ça, au fond. Et plus je la regarde, plus je mesure à quel point la rhétorique de cette image est puissante, efficace. Même pour (surtout pour?) des yeux d'enfant. Je me dis que ce n'est peut-être pas un hasard si le vagabondage, si un certain vagabondage en tout cas, n'a cessé de me parler, m'attirer, me séduire ; que ce n'est peut-être pas un hasard si je suis ici aujourd'hui. Force est de constater que rien n'a changé: le vagabondage est peut-être bien la vraie liberté, la seule qui en vaille la peine, mais le vagabond a toujours la même (mauvaise) presse que dans les contes pour (grands) enfants.
Voleur de poules ou dompteur de poux, on l'appellera hippie avec raillerie et condescendance dans le meilleur des cas et traveler si son papa lui a acheté un VW California toutes options métallisé pour promener ses chiens et ses doutes existentiels entre Arcachon et Avoriaz. Mais pour la grande majorité, vagabonder n'est pas une option raisonnable, pas un choix sérieux. C'est tout au plus un enfantillage, un refus de grandir ou une fuite en avant. Marrant comme s'accrocher avec l'énergie du désespoir à un modèle de vie toxique et délétère en prétendant que tout va bien est au contraire présenté comme la voie de la maturité: étudie, travaille, consomme, endette-toi et surtout, ne remets rien en question! En résumé: sois un adulte. Il y a une phrase de Bernard Moitessier dans La longue route qui m'a beaucoup marquée (merci encore à Nico de m'avoir mis ce magnifique bouquin entre les mains!). Avant le départ, quand il veut faire comprendre à ses enfants combien il est important de suivre ses rêves, même si ce n'est pas facile, même si ça peut paraître dur à accepter ou à faire accepter: l'importance vitale de s'écouter, d'écouter la petite voix qui murmure dans la tête "parce que sinon c'est le troupeau". En montagne comme sur mer et peut-être bien dans la vie en général la vraie liberté, c'est décidément le vagabondage...
Pour s'en convaincre, il suffit de pousser la porte du (vrai) monde et de (re)mettre un doigt dans l'engrenage de la vie officielle. À ceux qui souhaiteraient tenter l'expérience, on conseillera de commencer doucement. Ils pourront essayer de mettre à jour leur carte vitale à la faveur d'une consultation médicale, par exemple. Ils découvriront que le nom de leur médecin traitant énoncé par un(e) employé(e) de la caisse primaire d'assurance maladie ne leur évoque absolument rien. Pas même le souvenir d'une vieille otite à la fin des années 90. Ils affronteront alors la dure vérité: les informations contenues dans leur dossier sont obsolètes! Aïe! Et c'est grave docteur? Plutôt, oui, car dans l'optique d'un futur et bien hypothétique remboursement de leurs frais médicaux (ils n'y ont pas mis les pieds depuis 2011, chez le médecin, mais on a vite fait de leur mettre sur le dos le déficit de la Sécu à ces fainéants...), ils devront apporter au plus vite des justificatifs adéquats. Ah, les justificatifs! Le mot est lâché. Ils sont d'autant plus indispensables au vagabond qu'ils lui sont inaccessibles. Essayer de remplir une déclaration d'impôts, d'ouvrir un compte bancaire, d'acheter ou de vendre un véhicule, de demander une attestation de résidence dans un pays de l'Union Européenne auprès du Consulat d'un pays tiers de la même Union Européenne, voire - pour les plus joueurs - essayer de faire toutes ces choses là plus ou moins à la fois dans les semaines qui précèdent Noël est un excellent moyen d'en prendre conscience. Sans un justificatif de domicile, rien de tout cela n'est possible. On a beau être citoyen et gagner sa vie (donc payer des impôts), sans une facture d'électricité on n'est rien. C'est là que tout commence et tout finit: le justificatif de domicile, nouvel alpha et nouvel omega de la religion bureaucratique. Vivre dans une camionnette ou une roulotte pose donc problème dès que l'on prétend rester un membre à part entière de la société et rien ne semble avoir été prévu pour faire face à cette situation, comme si elle ne concernait qu'une très petite frange de la population. Étymologiquement parlant: les marginaux.
En effet, depuis le Moyen-Âge, nous apprend Robert Castel dans ses volumineuses autant que remarquables Métamorphoses de la question sociale, les vagabonds ont posé problème. Leur sédentarisation fut l'un des objectifs des castes dirigeantes, à commencer par l'église catholique bien avant les seigneurs ou "l'État". Ainsi le recensement et le rattachement à une communauté locale, furent les premiers moyens de lutte contre le nomadisme et la liberté des individus. Être pauvre, passe encore - la charité permettant aux riches et aux puissants de se sentir bons et généreux (lire à ce sujet l'édifiante revue que fait Bill Gates du best-seller de Thomas Piketty, avec pour principale conclusion qu'au lieu de répartir la richesse pour réduire les inégalités, il vaut mieux laisser l'argent entre les mains des riches et compter sur leur penchant naturel à la philantropie! Vous je ne sais pas, mais moi ça m'a donné une furieuse envie de lui coller mon pied au c-à notre bienfaiteur de l'humanité). Pauvre oui, mais pas n'importe comment: pas un pauvre qui vit librement et voit du pays. Faut pas demander le beurre et l'argent du beurre non plus! Pauvre oui, mais enchaîné à un clocher ; pauvre local, connu et recensé. En un mot, un pauvre de la communauté. L'Église a donc inventé de réserver l'aumône aux seuls nécessiteux inscrits de leur propre chef sur les registres paroissiaux et ce, dès le XIIième siècle si mes souvenirs sont bons. Une société stable et prospère, comprend-on au fil des pages du bouquin, a davantage besoin de travailleurs sédentaires (d'autant plus prompts à payer des impôts et soutenir leur seigneur en cas de problème qu'ils s'y sentiront attachés), que de nomades libres (et éventuellement pauvres) qui vont et viennent à leur guise, au fil des saisons ou au gré des humeurs. Dans le même ordre d'idées, avoir un crédit sur le dos est une formidable invitation à la sédentarité et un vaccin à grande échelle contre la bougeotte - professionnelle ou géographique. L'ordre (et le contrôle) social reposent depuis longtemps déjà sur notre incapacité croissante à nous déplacer, alors même que les migrations sont habilement présentées comme les stigmates de la précarisation... Sauf bien sûr quand il s'agit de vider les campagnes pour entasser les pauvres dans des cages autour de centres, fussent-ils urbains ou commerciaux.
En version espagnole, ça donne l'inscription sur le padrón municipal et c'est très amusant aussi. Chaque mairie de quartier peut en délivrer une attestation dont la durée de validité est de trois mois. Il faut pour ça fournir une quittance de loyer ou un bail ou une facture d'électricité ou de gaz. À la rigueur une déclaration d'hébergement signée par le propriétaire ou un locataire "légitime" du logement. C'est pratique dans une ville comme Barcelone où la plupart des gens de moins de 35 ans (dont environ la moitié est sans emploi depuis 2013, d'ailleurs) sous-louent des chambres et partagent des apparts sans aucune forme de contrat. Ça interdit d'office l'accès au remarquable système de santé publique gratuite, au droit de vote et à toute une flopée de services publics, ça complique terriblement toutes les démarches avec le Trésor, l'achat ou la vente d'un véhicule, l'acquittement des taxes et impôts correspondants, l'accès au statut de résident pour le stationnement dans la rue au tarif de résident (tarif prohibitif sans cela), le paiement éventuel des contraventions que l'on ne reçoit de toutes façons pas faute d'avoir pu fournir une adresse postale valide à l'Administration etc... Tout le monde essaye donc, un peu à la manière des chaises musicales, de trouver un appartement où un ami d'ami voudra bien rédiger une attestation d'hébergement bidon qui permettra de décrocher le sacro-saint padrón... On est loin du vagabondage mais c'est déjà très discriminant.
...ci de bien vouloir patienter... vous êtes en communication avec le service... |
Ironiquement, on veut nous convaincre dans le même temps, que proposer des chambres en sous-location a-légale à la journée ou à la semaine, sur internet, grâce à une entreprise qui se siffle 5% ou plus sur chaque transaction mais sans aucune forme de prélèvement social, taxe ou "redistribution", sans cotisation ni couverture pour le loueur et sans aucun type de régulation, c'est chic et branché! Il y a même eu des cyniques pour baptiser ça "économie collaborative" et nous faire avaler que ce bed and breakfast aérien créait du lien et permettait aux uns et aux autres d'y trouver leur compte en arrondissant leurs fins de mois! Mais on parlera de ça dans un autre post... Pour exporter son véhicule vers la France (parce que, par exemple, on s'y installe et quitte donc l'Espagne), il faut présenter à un guichet de la Délégation Régionale de Circulation les justificatifs de paiement de l'impôt de circulation des deux dernières années et un certificat de non-gage. On peut les demander par internet ou à un autre guichet, mais ils seront de toutes façons envoyés à l'adresse postale enregistrée dans le système. Pas moyen de mettre celle-ci à jour sans un nouveau justificatif de padrón. "Mais enfin, si j'habitais encore ici je n'aurais pas besoin d'exporter mon véhicule!" En vain... De retour en France, on passera quelques délectables journées à faire la queue dans tout un tas de délégations et autres antennes de services décentralisés pour y recevoir des listes de pièces à joindre à tout un tas de dossiers et autres demandes de formalités simplifiées. La formalité simplifiée est une oxymore bien française qui n'est pas sans rappeler les explications de Jacques Chirac aux journalistes. Chaque fois qu'il disait "Laissez-moi vous parler franchement" ou "Je vais être tout à fait sincère avec vous, M. d'Arvor", on savait qu'il allait en lâcher une grosse... La formalité simplifiée, c'est une promesse de dizaines de pièces à fournir en double. Malheur à qui passerait la porte d'une sous-préfecture de province sans avoir fait une photocopie de TOUTES les pièces à fournir. Si votre slip a encore son étiquette Dim (ou Calvin Klein, hein, la lutte des classes n'est plus à ça près), faites-en une copie et joignez-la à votre dossier. Au fait, la photocopieuse à pièces du hall de la sous-préfecture est en fait une cabine téléphonique déguisée: elle est hors-service et avale irrémédiablement toute la monnaie qu'on est assez naïf pour lui confier.
De toutes façons c'est trop tard, si vous n'aviez pas toutes les photocopies au moment où on vous a appelé, vous avez perdu votre tour et le guichet va bientôt fermer. Demain ce sera exceptionnellement fermé et si vous attendez lundi parce que de toutes façons on fait le pont, l'extrait d'acte de naissance sera caduc, ou le contrôle technique, ou votre RIB, ou le ciel vous tombera sur la tête sans crier gare. Difficile de ne pas repenser à Terry Gilliam et son génial Brazil... De fait, il se peut même que vous vous retrouviez interné dans un centre de détention pour présumés terroristes, c'est arrivé à d'autres parce qu'on avait trouvé à leur domicile des dépliants avec les horaires de la SNCF, preuve accablante qu'ils préparaient un attentat contre les lignes de chemin de fer ou avaient en tête d'en voler les caténaires. Quelle meilleure illustration que de marginal à terroriste il n'y a qu'un pas: les banques européennes, dans une vaste opération de lutte contre le blanchiment de capitaux et le terrorisme, sont mandatées par les gouvernement pour demander à (comprendre "exiger de") leurs clients de mettre à jour leurs "données personnelles", qui incluent évidemment une adresse postale valide, mais aussi nom de l'employeur et revenu brut annuel (wtf???). Consternant, mais obligatoire. En signant le document que l'on est "tenu de leur renvoyer dans les meilleurs délais", on les autorise à croiser ces informations avec celles détenues par la Sécurité Sociale: pas de case à cocher, ni à décocher. Et ma banque se targue d'être la première banque "éthique, citoyenne et différente" d'Europe. Je ne la nommerai pas ici, il ne me manque plus qu'un procès en diffamation. Donc, avoir un compte courant mais pas de domicile fixe constitue en Europe un délit de faciès, ça, c'est fait. Alors que dans le même temps, le Bill Gates dont on parlait un peu plus haut offre - apprend-on sur Forbes.com - 65 millions de dollars aux banques pour "permettre l'accès à un compte courant aux pauvres qui en sont privés". Et de se répandre en éloges sur l'homme qui aura à lui seul éradiqué la misère, la poliomyélite et le désespoir (sic.). Le père noël philanthrope a encore frappé et je crois que je vais aller vomir...
vagabondages entre Navarre, Béarn et Aragon: au col du Pourtalet et au Cirque de Gavarnie. |
Je cours acheter le Livre de Moitessier!
ReplyDeleteBises!
On te l'aurait volontiers prêté, mais on l'a filé y'a un an à un ami qui ne l'a ni lu ni rendu, et n'a pas jugé bon de faire le moindre commentaire. y'a des book-crossers anonymes moins ingrats! :(
DeleteCeci dit, c'est un achat qui en vaut la peine: livre magnifique et très bel être humain. Est-ce qu'on a déjà remercié Nico pour... ah ah ah!
Bises et bon Sant Jordi en retard!
Bonjour !
ReplyDeleteQuel bonheur de retrouver cette affiche (de randonnées pyrénéennes) via internet et sur ce site.
Nous avons eu la même enfance ou presque :) chez mes parents aussi, cette affiche était accrochée et j'en garde un souvenir indélébile. Elle m'a marquée à jamais.
bonjour!
Deletemerci pour la visite et le commentaire, ça fait grand plaisir :)
apparemment, Rando Pyr' continue d'imprimer et de vendre l'affiche, qui est le best-seller absolu de leur catalogue! on a très envie de s'en acheter une, mais on se dit qu'au détour d'un vide-grenier en Ariège, on finira par la trouver déjà jaunie et patinée...
à bientôt sur les sentiers!
Pas n'importe quel calendrier : le calendrier des postes, une mine de renseignements à l'époque :)
ReplyDeletec'est sûr! une mine de photos de chatons, aussi - et bien avant Instagram: ils étaient visionnaires à la Poste... bons vagabondages!
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