Friday, March 17, 2017

l'arbre qui (ne) cachait (pas) la forêt

Comme (presque) chaque hiver depuis (presque) dix ans, le pays basque français (aka Euskal Herria, Hiparralde ou basse Navarre: appelez-le comme vous voudrez) nous accueille pour un mois ou deux, le temps d'y faire du travail saisonnier et vétérinaire - à moins que ce ne soit plutôt le contraire.

brebis Manech "têtes noires" et "têtes rousses" au pré et au soleil du pays Quint.
Si l'on y revient encore et toujours, c'est sans doute moins pour le travail en lui-même* que pour son cadre magnifique : vert et minéral, domestique et sauvage, désert et habité, intense et bienveillant, etc. (les qualificatifs manquent souvent, les contrastes, jamais : jugez plutôt). C'est donc peu à peu devenu une habitude et, sans qu'on s'en rende compte, ce vrai petit val qui mousse de moutons, ce trou de verdure où chantent plusieurs Nive (allez, quand d'autres rendent montres et costumes, rendons à Arthur ce qui est à Arthur) a pris une place de choix parmi nos #backyard views: ces non-maisons, résidences temporaires, haltes nomades et autres "et toujours l'on revient, à ces lieux du passé, où l'on aimait la vie"** qui nous ont ouvert leur porte et pas que, pour une nuit ou pour plusieurs années. Car l'incroyable richesse et la variété des "vues de ma fenêtre" offertes par nos maisons sur roues (successivement le TRANSITion! et le 2c15), différentes chaque matin, ne sauraient éclipser celle d'ici, du premier étage du cabinet vétérinaire. Toujours la même et pourtant, elle aussi, toujours différente. Au prix d'une prétérition, on vous épargne le proverbe bouddhiste du bain dans la même rivière et de l'eau nénamoins toujours renouvelée. Et pourtant Ford sait que ça viendrait à point et tomberait à pic. Ça, c'est fait. Reste encore à caler une prosopopée ou un hypallage quelque part et on aura le quota pour aujourd'hui.

star indiscutable de nos séjours hivernaux ici: l'arbre par la fenêtre, qui est aussi au deumeurant par-dessus le toit (si bleu, si calme?)
Bien. Ce post ne prétend pas faire l'éloge de la routine - quoique - ni du bonheur d'ouvrir la fenêtre chaque matin pour découvrir le même paysage, mais bien rendre hommage à celui-ci en particulier: pousser le volet, regarder le ciel (rendons à Saint John ce qui est Saint John), lever les yeux de l'écran et embrasser du regard la ligne des crêtes pelées d'Iparla ou des sommets boisés d'Iraty. En un mot, ce paysage en particulier avec ses circonstances, ses fermes accrochées à flanc de colline et... son arbre désormais presqu'aussi légendaire que celui du Ténéré. Tout comme la vue de la fenêtre, les journées ici - et c'est finalement rassurant - se suivent et se ressemblent toujours un peu. On se lève avec le soleil, on roule, on monte par là, on fait la tournée, on court après la montre, on casse la croûte, on recommence à tourner et à courir après la montre, puis à la fin on redescend pour recommencer le lendemain. Vu de plus près, ça donne ça:
lever de soleil sur le Béhorléguy, qui dépasse un tas de fumier à la Schopenhauer.
On se gare dans la cour d'une ferme, on serre des mains, on parle du temps, du monde qui marche sur la tête et de la même chose que chez le voisin : le prix de l'agneau qui dégringole, le prix de l'aliment qui s'envole, le poids ahurissant des contrôles et des paperasses, la pression et les contraintes qui pèsent sur les éleveurs, chaque année un peu plus lourdes, le peu de jeunes qui s'installent, le futur incertain et le ras-le-bol croissant...

" - Bon, allez. C'est pas tout ça, mais va falloir s'y mettre, hein!" À partir de là, deux options possibles, qui ne changent pas beaucoup le déroulement du machin:

a) " - Comment vous voulez faire, docteur? Il faut vous les tenir? Ah? Bon bon... Oui, d'accord. Je les attache, alors? Oui? Vous êtes sûr? Non non, docteur, c'est comme vous voulez, hein."

b) " -Tu es stagiaire ou tu as fini les études? Tu vas les faire comme ça même, hein? Ah non? Il faut te les attacher? Pourtant d'habitude... Bon, d'accord, c'est comme tu veux, hein."

Dans les deux cas, ils finissent par les attacher de plus ou moins bon coeur et on peut faire le boulot. La question se résume finalement au temps que ça va prendre. Puis on fait signer des papiers (chaque année un peu plus), on se passe un coup de jet sur les bottes et sur les mains, on serre des mains ou le poignet qu'on nous tend puisqu'on vient de se laver les mains, et on part vers la ferme suivante. On évite un chien débile qui se jette sur/sous les roues du 2c15 pour les mordre, et de temps en temps, par nostalgie de l'époque où on découvrait encore la région, on se perd un peu histoire de dire, d'explorer ce chemin mal carrossé ou de pouvoir demander à cette vieille qui bine ses poireaux au soleil où est la maison Truc-etchea ou le GAEC Machin-berria... Le train-train, en définitive.

heureux, espatifflés au soleil et à l'abri du vent à l'heure de la sieste - "pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude..."***
Quand midi sonne (ou midi et demie, ou une heure, ça dépend des jours, des tournées et de la bonne volonté des éleveurs), on s'arrête pour manger un morceau. S'il fait moche et froid, ou si un délégué local nommé par le GDS a pris sa journée pour accompagner la tournée, on va au resto manger un menu ouvrier. Pour 12 ou 13 euros, c'est l'indigestion assurée: garbure au talon de jambon, hors-d'oeuvre, crudités et/ou charcuterie, viande et garniture, fromage de brebis et dessert gâteau basque. Le tout servi généreusement à la mode grand-mère ("vous n'allez pas me laisser ça!"), avec souvent de l'oeuf, du lard, de la friture, de la sauce au beurre et - bien sûr - le gros rouge et le café compris. Même avec des années d'entraînement, c'est toujours difficile de repartir avec tout ça dans le bide. Et pas question de demander "juste un plat du jour en direct" ou "une petite salade verte sur le pouce". Déjà que refuser le pastis pour l'apéro, c'est limite un affront, imaginez le tableau si on demandait poliment des légumes verts bouillis.

comme les porcs basques: trouver un bon spot au soleil et à l'abri du vent est tout un art, qui demande patience, expérience et intuition!
Heureusement, s'il fait soleil et/ou quand la saison est un peu plus avancée, on a l'habitude d'emporter une baguette, du pain, du fromage et des fruits, pour casser la croûte dans ou à côté de la voiture, quelque part avec un peu de vue et pas de vis-à-vis. La sieste de l'après casse-croûte est alors un des petits plaisirs les plus merveilleux qui soient. On se chauffe la couenne au soleil, à l'air libre ou derrière le pare-brise, on rêve éveillé et on déconnecte un moment. Ce qui nous conduit à la principale raison pour laquelle on revient encore et toujours (d'accord, la deuxième principale raison, la première étant que c'est un travail rémunéré et que si c'était bénévole, on irait sans doute se promener sans passer la journée les pieds et les mains dans la m---e, au c-l des mignonnes brebis et des gentilles va-vaches): pour le cadre exceptionnel de ce bureau à ciel ouvert. On regarde par la fenêtre, on s'emplit de paysage, on se gave de vert et on respire profondément ce coin de paradis pyrénéen qui ne ressemble à aucun autre. Jugez encore et plutôt:

quelques-unes de nos aires de pique-nique sauvage, jamais très loin de la civilisation, toujours uniques, suspendues entre le vert et le bleu.
Et ce n'est pas du snobisme ni du 64-isme version Euskal herria, hein. Ossau, Aspe et Barétous sont fascinants, les Pyrénées centrales (dites "hautes") grandioses, le Luchonnais magnifique, l'Aragon majestueux, la Catalogne a ses Encantats, l'Ariège ses trésors de caillou, de vert et d'eau. Les Pyrénées sont belles jusqu'au Cap de Creus, où elles se jettent nues dans la Méditerranée - ce n'est pas nous qui vous dirons le contraire. On essaye d'ailleurs de leur rendre hommage aussi souvent que possible dans ces colonnes. Mais ça n'enlève rien au charme unique de la basse Navarre. Aaaah, la basse Navarre: ses villages typiques, ses brebis folkloriques, ses bergers rustiques, ses prairies buccoliques... sa faune endémique! Parmi les résidents habituels du cru, le vautour fauve est un modèle d'intégration: au paysage, à la chaîne alimentaire et au modus vivendi local. Nettoyeur à haute pression, moins cher et plus durable que l'équarrissage, véritable cul-de-sac épidémiologique pour plein de germes pathogènes, c'est également - malgré le déni forcené et coupable des autorités comme des ayatollahs de la LPO - un prédateur occasionnel dont la prolifération met en danger les jeunes et nouveaux-nés au pré, sans parler des bergers et randonneurs imprudents. Énormes, gras et pas impressionnables pour deux sous, les vautours vivent à l'aise au contact des humains et de leurs troupeaux. Certains finissent même confortablement assis dans des bureaux de banques ou d'administrations!

ô Gyps, suspends ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours: laissez-nous savourer les délices, des plus beaux de nos jours!
Une fois terminée cette pause délicieuse, ce(tte) (t)rêve éveillé(e) ou pas, cette bulle d'autre monde, il faut y retourner. Enfiler à nouveau les bottes crottées et à nouveau zipper la combinaison, pour mieux redescendre à la terre, à ses petits tracas et ses mondaines préoccupations. Dans la bonne humeur et contre la montre, comme tout au long de la matinée, faire de la mauvaise volonté des uns et de l'esprit de contradiction des autres un entraînement de guerrier zen. Il n'y a rien au bout de la patience: au bout de la patience, il y a plus de patience. La pile des DAP (document d'accompagnement de prélèvements) diminue lentement. Mais centrer son attention sur le résultat ne mène nulle part. Seul existe le moment présent. Oooom! Enfin, bon, ça c'est la théorie... "Milesker! Adio!" Le chien, la voiture, les pneus... Jusqu'à ce que tout à coup, l'accordéon expire, le dernier DAP soit signé et les derniers vacutainers soient dans un sac en plastique fermé, dans le coffre de la voiture: mission accomplie, retour à la base. Paperasse, lessive, douche. À un moment ou à un autre, le soleil se couchera derrière les crêtes d'Iparla, il y aura de l'ardi gasna pour accompagner la soupe au dîner, et sans doute un verre de rouge. Et demain, alors? Bah, on recommencera.

de retour à la base: coucher de soleil depuis la terrasse, ardi gasna fermier pour le dessert et calme humide de la nuit (et un hypallage, un!)


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on l'a déjà évoqué (plus d'une fois!) dans ces colonnes et en cliquant sur les mots-clefs "vétos, vaches, brebis, bétail et/ou Iparralde" dans le minibus/nuage de mots de la colonne de droite, vous devriez trouver quelques posts pour une petite mise en bouche, ou mise à jour rapide.

** traduction approximative et immédiate de la canción de las simples cosas, bien sûr: autre référence récurrente et autre milestone d'Un(t)raveling, dont on ne se lasse pas, qu'elle soit chantée par Chavela Vargas, Mercedes Sosa ou, comme ici, par Concha Buika.

*** extrait de La sieste de José María de Heredia (1842-1905). cherchez-le, lisez-le, piquez un somme...